Feuilleton paru dans Les Soirées littéraires n° 90, 17 juillet 1881.
Le Mystère du Vésinet Imbroglio entre Paris et Londres [5/6] par Marie Guerrier de Haupt, Lauréat de l'Académie française.
Chapitre V.
Les ruines du lac supérieur. — Un complice de bonne foi.
C'était une soirée d'automne, triste et pluvieuse, et monsieur Gustave las de se promener inutilement, comme il le faisait chaque soir, autour de là villa habitée par Jeanne chassait de son mieux les ennuis d'une attente vaine en maugréant contre celui qui l'obligeait à — selon son expression pittoresque — faire ainsi le pied de grue pendant des heures entières. — Ce diable d'homme, murmurait-il, m'a embarqué là dans une sotte affaire! Il me parlait de l'honneur d'une famille à sauver.... d'une forte dot..... que sais-je? La petite est jolie, ce qui ne gâte rien; on a des yeux pour voir, et certes je m'arrangerais d'une femme comme elle. Mais avec ce damné Anglais c'est, la bouteille à l'encre. Il assure que la jeune fille m'a remarqué le jour de son évanouissement; il me donne des conseils qui, prétend-il, doivent me faire obtenir aisément un rendez-vous; il promet une dot si j'enlève la demoiselle pour la décider à m'épouser, et, jusqu'à présent, elle ne m'a pas plus regardé que si j'étais un caniche! La scène du bal me chiffonne! Je veux bien, comme un joli garçon, être mêlé à une intrigue; mais je crains maintenant qu'il n'y ait dans toute cette histoire quelque lâcheté! Gustave s'interrompit en entendant ouvrir une fenêtre donnant sur la terrasse, et il laissa échapper un geste de dépit, en reconnaissant que c'était seulement un domestique occupé à fermer les volets. — Allons ! fit-il avec humeur, ce sera ce soir comme les autres jours! Pourtant j'ai réellement besoin de lui parler. Elle aurait dû comprendre, d'après ma lettre d'hier, qu'il ne s'agit plus d'amourettes mais de choses graves.... J'aurais bien voulu savoir un peu où je vais, car le plus clair jusqu'à présent est que j'ai perdu ma place. J'irai encore demain au Pecq essayer de voir Mr Smith, et lui dire qu'il faut en finir d'une façon où d'une autre. Sur cette résolution M. Gustave, s'enveloppant de son mieux du manteau prétendu imperméable, destiné à le garantir de l'humidité, prit enfin le parti de s'éloigner, et comptant sur l'effet salutaire d'une promenade pour dissiper sa mauvaise humeur, se dirigea vers le grand lac appelé le lac supérieur. Il n'en était plus qu'à une faible distance quand il crut entendre marcher derrière lui. — Tiens! pensa-t-il,voilà un promeneur qui ne redoute pas le mauvais temps! Peut-être a-t-il, comme moi, des ennuis qui l'empêchent de dormir. Les pas se rapprochaient; on semblait avancer avec précaution. Ce n'était assurément point là l'allure d'un promeneur. La pensée qu'il pouvait être suivi par un malfaiteur vint à l'esprit du jeune commis. Gustave n'était pas précisément un poltron, mais il n'avait pas d'armes. De plus, ayant quitté l'avant-veille son magasin, il portait sur lui la somme assez ronde reçue au momment du départ, et qu'il n'avait pas voulu confier aux meubles médiocrement sûrs d'une chambre d'hôtel de troisième ou quatrième ordre. La perspective d'une attaque nocturne lui souriait donc fort peu, aussi doubla-t-il le pas pour contourner le lac et arriver plus vite près d'un endroit habité. Son poursuivant devina-t-il son dessein, ou Gustave s'était-il trompé dans ses conjectures? Les pas cessèrent tout à coup de se faire entendre et le jeune commis, rassuré, s'arrêta pendant quelques minutes pour reprendre haleine, tout en surveillant du regard les arbres derrière lesquels il croyait, à chaque instant, voir apparaître des voleurs ou des assassins. Reposé par cette halte et surtout tranquillisé par le profond silence qui régnait aux alentours, le malheureux adorateur de Mlle Jeanne se décida à reprendre sa promenade si désagréablement interrompue.
La rencontre au Lac Supérieur du Vésinet Illustration d'après nature par F. Kauffmann.
Il n'avait pas fait dix pas qu'une main se posa sur son épaule et qu'une voix lui dit rudement: — Arrêtez, s'il vous plait! — Quoi?... Je... je n'ai pas d'argent!... passez votre chemin!...Je n'ai rien, Je suis armé! balbutia le pauvre garçon, en se retournant tout effaré. — Je n'en veux point à votre argent, et quant à vos armes, voici de quelles armes on se sert pour châtier les drôles de votre sorte! répondit l'inconnu, en brandissant une canne dans sa main gauche tandis que de l'autre il tenait fortement le commis au collet. — Alors, que voulez-vous? demanda celui-ci, un peu rassuré en voyant qu'on ne songeait point à le dévaliser. Si c'est une plaisanterie je la trouve mauvaise, vous savez!... — Il ne s'agit nullement d'une plaisanterie, répliqua son interlocuteur, et vous ne tarderez point à vous en apercevoir si vous refusez de répondre franchement à mes questions. — Ah! ça, mais qui êtes-vous, d'abord, pour me parler ainsi? reprit Gustave, cherchant vainement à s'échapper, tout en essayant de distinguer, à la clarté incertaine de la lune un instant dégagée des nuages qui la couvraient, les traits de celui qui le traitait avec tant de sans-gêne. — Je n'ai aucun motif de me cacher; reprit ce dernier. L'homme avec qui vous avez conclu un marché infâme dans le but de perdre une jeune fille de réputation est mon parent et je veux savoir à quel prix vous avez consenti à servir ses projets. — Monsieur! pour qui me prenez-vous? s'écria Gustave furieux, et se dégageant enfin de l'étreinte de Richard. Vous me rendrez raison de cette insulte! — Cela dépendra; répliqua froidement sir Earley. Quand je connaîtrai mieux le rôle que vous avez accepté je verrai ce que j'aurai à faire. — Si vous l'aviez ... demandé d'une manière plus convenable, grommela le commis, humilié de paraître céder à la force, je vous aurais peut-être volontiers donné les renseignements que vous désirez, car je suis loin d'être satisfait de mes rapports avec votre parent. Mais vous commencez par me prendre au collet et par m'injurier!.., Je ne suis point habitué à un pareil traitement; je suis un homme d'honneur, Monsieur, quoique vous puissiez penser. — Si je vous ai accusé injustement je vous offrirai telle réparation que vous jugerez convenable; fit Richard, avec un dédain à peine dissimulé. Mais vous devez, avant tout, m'apprendre ce qui s'est passé entre vous et mon oncle. — A la bonne heure! voilà parler! dit Gustave, qui, on le voit, n'était pas difficile à contenter. Avec des procédés on peut obtenir de moi tout ce qu'on veut, et je ne refuserai certainement pas de rendre service à un honnête jeune homme. Venez avec moi, je vais vous conduire dans un endroit abrité où nous serons plus à l'aise pour causer. Sans répondre aux réflexions du commis, sir Earley le suivit vers le réservoir alimentant d'eau les différents étangs du Vésinet, et dissimulé sous une ruine artificielle, artistement décorée de lierre. Là ils trouvèrent, en effet, un endroit convenablement abrité, où ils n'avaient point à craindre d'être interrompus par des importuns. — L'affaire est des plus simples et tout à mon honneur; commença Gustave d'un ton maussade. Je me suis conduit comme un galant homme et j'ai été refait par votre cher oncle; un vieux madré, qui, s'il a, comme vous le prétendez, de mauvaises intentions — ce dont maintenant je le crois très capable — s'est bien gardé de m'en faire confidence. Il a compris du premier coup d'oeil que je n'étais pas homme à devenir complice d'une action peu délicate. — Continuez, dit froidement Richard, sans paraître impressionné par cette sorte de profession de foi. — Je ne demande pas mieux; dit Gustave un peu déconcerté. A la sortie de l'église je vis une jeune fille tomber sans connaissance. Je m'approchai pour la secourir; un vieillard m'avait devancé. C'était votre oncle. Quand elle fut sur le point de revenir à elle, ce personnage, paraissant craindre qu'elle ne le reconnût, me pria de ne pas la quitter et de la reconduire à sa demeure lorsqu'elle serait en état de marcher. Je ne pouvais pas refuser, et sur ma promesse de remplir son désir votre oncle s'éloigna en toute hâte. Quand Mlle Jeanne fut tout à fait remise je lui proposai, en effet, l'appui de mon bras; mais elle me le refusa net. Alors, prodigieusement intrigué de cette aventure, un peu impressionné, je l'avoue, par la beauté de cette demoiselle, je voulus connaître cet homme qui, tout en paraissant s'intéresser à elle, mettait cependant tant d'empressement à la fuir. Je m'élançai sur les traces de Mr Smith, et je ne tardai pas à l'apercevoir, suivant tranquillement la route de St-Germain. J'emboîtai le pas derrière lui, à une distance raisonnable et nous cheminions ainsi tous deux depuis quelque temps, quand tout à coup, comme s'il eût deviné ma présence, il se retourna brusquement, marcha droit à moi, et m'interpella en me demandant des nouvelles de la jeune fille. Je dus — car je suis incapable de mentir — lui avouer que ma proposition avait été repoussée. Il parut médiocrement surpris, mais, me remerciant avec une parfaite courtoisie, il me pria de l'aider à trouver un logement au Pecq. C'était un dimanche, mon temps m'appartenait; je trouvai le logement. Mr Smith m'invita à dîner, et nous passâmes la soirée ensemble. Il avait remarqué que Mlle Jeanne, en revenant à elle, m'avait jeté un regard d'une douceur infinie — je ne m'en étais pas aperçu; vous comprenez, l'habitude! — Passez! passez! fit brusquement Richard. Que vous a proposé mon oncle? — Rien du tout. Il m'a dit que Mlle Jeanne, fille naturelle d'une servante d'auberge et d'un forçat libéré, tué dans une rixe avec des policemen avait su inspirer à un fils de famille une passion qu'elle ne partageait nullement. Il ajouta que lui, tuteur et proche parent du jeune homme, avait, en remarquant l'impression ressentie à mon aspect par cette demoiselle, espéré que, peut-être, je ne refuserais pas de lui donner mon nom. Vous comprenez, Monsieur, il s'agissait de rendre service à une respectable famille, dont je ne partage point, d'ailleurs les préjugés, car je trouve souverainement injuste de rendre les enfants responsables des fautes de leurs parents. De plus, comme je vous l'ai avoué, Mlle Jeanne me plaisait, je consentis donc... — Vous ne me parlez pas des conditions... pécuniaires du marché, dit Richard. — Pécuniaires? Il n'y en a aucune! Mr Smith, qui paraissait animé d'intentions généreuses à l'égard de la jeune personne, s'engagea, il est vrai, à lui donner une petite dot, une vingtaine de mille francs, je crois; mais, comme bien vous le pensez, cette considération était de peu d'importance pour moi: je suis au-dessus d'une telle bagatelle. Ah! il me remit aussi, à différentes reprises, quelques petites sommes — des riens — pour subvenir aux frais nécessités par mes fréquents voyages au Vésinet, par la tenue plus soignée à laquelle est obligé un prétendant... — Et voilà pourquoi, dit sir Earley avec indignation, vous avez, par votre présence habituelle auprès de sa demeure, par vos lettres infâmes, essayé de compromettre une jeune fille, qui, par sa naissance, son éducation, ses sentiments, vous est tellement supérieure que jamais vous n'auriez dû, à moins d'être complètement insensé, oser élever les yeux jusqu'à elle! C'est pour quelques milliers de francs que, l'autre jour, au bal, vous vous êtes fait le complice du plus lâche des outrages, espérant, sans doute, que la malheureuse enfant, affolée par la honte et par le désespoir, se voyant perdue aux yeux de tout le monde consentirait à accepter l'honorable alliance que vous lui proposez! — Un instant! un instant! reprit vivement Gustave, dont la susceptibilité commença enfin à se sentir sérieusement froissée. Un instant! rétablissons les faits, s'il vous plaît! D'abord, bien loin d'être le complice de la scène du bal j'ignorais absolument l'intention de Mr Smith. Mlle Jeanne n'avait pas dansé depuis le commencement de la soirée; et la voyant accepter une invitation, votre oncle me dit vivement de danser aussi et de tâcher de me placer vis-à-vis d'elle. Le temps me manquait pour lui demander des explications, et quand je compris de quoi il s'agissait il était trop tard pour réparer le mal. Depuis lors j'ai été plusieurs fois au Pecq pour dire vertement à Mr Smith ma façon de penser sur sa manière d'agir dans cette circonstance; il m'a été impossible de le rencontrer. Ce matin j'ai écrit à Mlle Jeanne, non point une lettre d'amour, mais une lettre où je lui demandais un moment d'entretien, même en présence d'une tierce personne si elle l'exigeait. J'aurais voulu apprendre d'elle la vérité sur toute cette affaire qui, pour moi, devient de plus en plus incompréhensible. Mais cette fois, comme les précédentes, j'ai attendu vainement pendant toute la soirée, et j'ignore même si ma lettre a été reçue. — Vous n'avez rien de plus à me dire? demanda Richard en se levant. — Pardon! fit sèchement, le commis, dont la vanité prenait décidément le mors aux dents... J'ai à vous dire que je trouve singulièrement étrange, j'oserais même ajouter, inconvenante, la prétention que vous semblez avoir de me faire considérer Mlle Jeanne comme m'étant supérieure par la naissance, l'éducation, les sentiments, etc. Je ne suis pas riche, mais je vis honnêtement de mon travail, et je n'ai point à rougir de mes parents. Cette fille d'une servante et d'un forçat ne pourrait pas, je crois, en dire autant. — Assez, monsieur! s'écria sir Earley. Je veux bien pardonner cette fois des sottises que vous n'êtes point en état de comprendre, et dont est seul coupable celui qui vous a payé pour colporter ces odieuses calomnies! Mais ne les répétez pas, car vous ne trouveriez plus la même indulgence. — Bah! bah! bah ! vous croyez que ce sont des calomnies? Mais êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez? dit Gustave, posant familièrement sa main sur le bras de son interlocuteur, qui se recula d'un pas en secouant légèrement le bras. — Parfaitement sûr; fit sir Earley d'un ton si froid et si hautain que le commis n'osa plus insister. Maintenant, M. Gustave, je veux payer votre franchise par un bon conseil qui vous sera, croyez-moi, plus utile que toutes les promesses de mon oncle: retournez à Paris et pendant quelques mois, évitez soigneusement de reparaître au Vésinet. C'est dans votre intérêt que je vous parle. — C'est, que, dit Gustave, frappé du ton significatif dont on lui donnait ce conseil, c'est que j'ai encore quelques petites affaires à régler avec Mr Smith. — Je comprends; fit dédaigneusement sir Earley. Vous voulez être indemnisé de la perte de votre place, n'est-ce pas? Et bien! n'allez point au Pecq; je parlerai moi-même à mon oncle, et d'ici à peu de jours, il vous enverra votre salaire. Il a votre adresse, n'est-ce pas? — Oui, je l'ai laissée hier chez lui. Mais ce n'est point un salaire que je réclame! dit fièrement Gustave. — Ah! voici les trois quarts qui sonnent; fit le jeune anglais. Dans un quart d'heure le train pour Paris passera. Rappelez-vous que, d'ici à six mois, vous ne devez plus reparaître sur la ligne de Paris à Saint-Germain. — C'est raide! allait dire Gustave. Mais un geste de son compagnon le décida à se diriger vers la gare.