D'après La Gazette du Vésinet, novembre 1901

Les « nomades » contre les « indigènes » du Vésinet

Comme toutes les localités dites de Villégiature, Le Vésinet de la fin du XIXe siècle comptait parmi ses habitants des sédentaires ou indigènes qui y résidaient toute l'année et d'autres, qualifiés par les premiers de nomades, qui ne venaient qu'à la belle saison. Et encore, dans cette population nomade, fallait-il distinguer les résidents habituels, propriétaires d'une villa où louant régulièrement et d'autres plus occasionnels. Les relations entre ces deux populations n'étaient pas toujours faciles, malgré une interdépendance évidente. Une fracture politique a même existé aux débuts de la commune et la presse locale aborde de façon récurrente ce thème propre à faire réagir les lecteurs. Ainsi peut-on trouver cette lettre tirée d'un billet paru dans le quotidien Le Temps et reprise dans la Gazette du Vésinet :

    « Vous saurez donc que, selon l'usage généralement adopté par les citadins, je passe une partie de l'été et de l'automne dans un village des environs de Paris. A vrai dire, mon village est une ville. Il compte trois mille âmes durant l'hiver ; sa population, pendant la belle saison, est presque triplée [1]. Sur ces neuf mille habitants, il y a mille indigènes, commerçants, entrepreneurs, jardiniers, boutiquiers qui vivent aux dépens des autres, s'engraissent de leur substance et les sucent jusqu'au sang. Mon village est un repaire ! on lui pourrait appliquer le mot de Gambetta, devant qui l'on comparait un jour la Chambre des Député à la caverne d'Ali-Baba : Ah ! s'écria-t-il, s'ils n'étaient que quarante !
    Dans mon village, ils sont plus de quarante. Mais leur présence ne s'y révèle pas tout d'abord. A ne le considérer qu'à la surface, c'est un endroit exquis, situé près de la Seine, à proximité de Saint-Germain, Les arbres n'y manquent pas. Il est peuplé de villas enfouies sous la verdure, percé d'avenues qui seraient fort agréables si le tonneau d'arrosage y passait moins rarement [2] ; orné de lacs postiches, de rivières stagnantes que la main des hommes a patiemment creusées. Il possède un kiosque à musique, quelques ponts rustiques, deux marchandes de journaux, deux loueurs de bicyclettes. Et, malgré le sifflet du chemin de fer, malgré la poussière des automobiles, on y jouit de la nature; encore que la nature y soit un peu apprêtée. Mon village est, en somme tolérable.
    Mais il y a les villageois. Tous les ans, nous y amenons une cuisinière à peu près honnête et qui ne pratique la danse du panier [3] que dans les limites autorisées par les mœurs. Trois mois plus tard elle est corrompue. L'air du village a agi sur elle, aboli son sens moral, ruiné ses derniers scrupules. A peine débarquée, elle subit l'assaut. L'épicier et le boucher l'accablent de politesses. Ce sont nos plus cruels bourreaux. Nous pouvons nous défendre contre le boulanger. Nous mangeons une quantité de pain qui ne varie guère d'un bout de l'année à l'autre. Mais essayez de limiter le poids des gigots, l'importance des rosbifs et de compter avec précision les bouteilles d'eau qui sont bues au moment de la canicule, ou de vérifier si le kilo de sel ou de café qu'on vous vend renferme plus de sept cent cinquante grammes ! Notre contrôle ne peut s'exercer d'une façon continue. Il se relâche. Et chaque oubli est une brèche par où le vol s'insinue dans la maison. Une ligue se forme entre les domestiques et les fournisseurs ; vous êtes le bourgeois, par conséquent l'ennemi, ils se concertent pour vous détrousser. Et vous restez sans défense contre une si puissante coalition.

      Ce n'est pas un sou que vous aurez, c'est deux sous par livre, insinue le marchand.

      Parfait !

      – Sans compter les petits cadeaux.

      – Trop aimable.

      – Mais vous serez bien gentille.

      – C'est convenu.

    La cuisinière prête la main à ce manège. Ses appétits éveillés par la complicité et l'exemple deviennent formidables. Elle se dit qu'elle n'est pas plus bête en somme que cet ingénieux industriel et qu'elle peut, elle aussi, légitimement prélever son impôt sur la faiblesse et la lassitude de ceux qui l'emploient. Elle commence à majorer de dix centimes le prix des haricots verts; puis elle s'enhardit : l'impunité l'encourage. Le poulet, acheté quatre francs au marché, est noté, sur son livre, quatre francs cinquante, et par une insensible progression, cinq francs, cinq francs cinquante et six francs. La maîtresse de maison s'étonne, s'inquiète et tâche d'envelopper ses reproches et de ne pas leur imprimer une forme agressive et offensante.

      Louise, vous dépensez trop d'argent ce me semble.

      j'en dépenserai moins, si madame se contente de la seconde qualité.

      Une livre de beurre tous les jours, c'est énorme !

      Il faut beaucoup de beurre pour faire de la bonne cuisine.

    Que la scène se renouvelle cinq ou six fois, et Louise, se voyant serrée de près, cherchera un prétexte pour donner congé. La maison ne vaut plus rien. Il faut la fuir et chercher une patronne moins ombrageuse. Et Louise devient maussade, se pince, se hérisse, et c'est d'une voix acide qu'elle répond aux observations. On la sent prête à rendre son tablier.

      – Si madame n'est pas contente...

    Quand on en est là, il n'y a plus qu'à trancher dans le vif. Pourtant madame, par écœurement, par fatigue, prend patience. Quelle faute ! Elle ne tardera pas à s'en repentir.
    Et l'histoire continue ainsi, longuement. La bonne donne ses huit jours, crie, gesticule ; son mari, valet de chambre dans la maison, entre en lice, soutient les intérêts de sa noble moitié et s'apprête à faire le coup de poing. Bref le ménage est mis dehors, à neuf heures du soir.
    Tout cela pour conclure par la nécessité qu'il y a de ne pas délivrer aux mauvais domestiques les pompeux certificats qui leur ouvrent grandes les portes des maisons des honnêtes bourgeois parce que les mauvais domestiques se coalisent avec les mauvais marchands contre, ces mêmes bourgeois.
    Que les bourgeois opposent une ligue à cette ligue ! Qu'ils se défendent ! On les traite d'exploiteurs. M'est avis que, dans le train-train de la vie matérielle, ce sont tous des exploités. »

Mœurs bourgeoises. Monsieur Perrichon profite de la belle saison pour faire peindre sa famille sous les ombrages de son castel du Vésinet, près Paris.

(Ce dessin humoristique de l'époque met en scène M. Perrichon, personnage du théâtre d'Eugène Labiche. L'archétype de l'honnête bourgeois: commerçant enrichi,

enflé de vanité, d'ambition mondaine et d'une morale quelque peu soumise aux circonstances).

Le signataire de l'article du Temps est un certain Adolphe Brisson. Le chroniqueur local, qui se présente comme un indigène mais qui est lui aussi saisonnier – il signe par le pseudonyme de Gannelon, tout un programme dans le Bois de la Trahison, – ne pouvait pas laisser passer cette mise en cause. Il réplique dès la semaine suivante dans la même feuille par un billet intitulé Le Vésinet réhabilité :

    « ... Et à moi, m'est avis, cher concitoyen qui suis bourgeois comme vous, indigène du Vésinet, que mes occupations appellent à Paris en hiver par conséquent placé dans la même situation, m'est avis dis-je que vous avez raconte là une histoire vieille comme chemin à laquelle toute votre prose ne modifiera rien. M'est avis aussi que vous faites fausse route en incriminant les commerçants du Vésinet qui ne tireront je pense ni honneur ni profits de la réclame gratuite que vous leur faites. Ils n'ont, j'en suis sûr rien à voir dans les goûts que professent vos cuisinières pour la danse du panier à la campagne, car j'ai moi-même entendu une de ces mauvaises domestiques réclamer à un de ces mauvais marchands le sou du franc traditionnel dont la mode n'a pas été créée au Vésinet. Enfin j'espère que votre injustice n'ira pas jusqu'à rendre responsables les malheureux commerçants que vous avez salis des inscriptions faites par votre cuisinière sur son livre de dépenses.
    En résumé la petite histoire dont vous avez peut être cru nous servir la primeur court les salons bourgeois où il est « grand genre » de détailler les vols dont on est victime. Cela prouve en somme que l'on a quelque chose à perdre. Et pour terminer laissez-moi vous dire encore que si vous êtes bourgeois sans hésitation vous pouvez être classé dans la subdivision des grincheux aussi car, en somme, il y en a pour tout le monde dans votre article sur notre pauvre village et ses habitants :
    - Les commerçants, parce qu'ils accordent trop facilement à vos domestiques le sou du franc qu'on leur soutire [4].
    - La Compagnie des Eaux parce que les rivières qui agrémentent son parc sont stagnantes.
    - Nos édiles, parce que le tonneau d'arrosage ne passe pas assez fréquemment dans les avenues.
    - La Compagnie de l'Ouest parce que ses mécaniciens ont l'incongruité de siffler en vue de la station et les étrangers parce qu'ils viennent faire de la poussière au Vésinet en sillonnant les routes à des allures trop rapides.
    Il n'est pas jusqu'au brigadier de gendarmerie à qui vous prêtez des propos dont je le crois peu capable pour exciter votre bile. Pandore, comme vous l'appelez, se serait épanché dans votre sein en ces termes. « Ce qui vous arrive n'est pas rare. A chaque minute nous sommes mandés pour des histoires pareilles. On ne peut plus garder de domestiques. Dans cet endroit où nous sommes, ils se pourissent (sic). Que voulez-vous
     ! C'est le signe des temps ! »
    Moi, Monsieur, bourgeois et villageois, puisque je suis originaire du village et l'habite tous les ans pendant la belle saison pour mon agrément, sans y faire de commerce, j'éprouve à chaque printemps de nouvelles difficultés pour découvrir une cuisinière qui veuille bien me suivre dans cet endroit taré. Pourquoi ? Ne serait-il pas le pays de Cocagne des domestiques, comme vous voulez le dire ? Car enfin, dans les offices, à Paris, on a déjà dû se signaler cette terre promise !
    Allons, restons-en là, si vous le voulez bien. Vous nous avez avoué boire de l'eau minérale » ; l'aigreur avec laquelle vous traitez le Vésinet doit provenir de la maladie d'estomac dont vous souffrez. Par charité, par noblesse de sentiments bourgeois, ne violez pas plus longtemps les lois de l'hospitalité en calomniant vos semblables. Votre cuisinière vous vole ? Surveillez-la, chassez-la si besoin est ; mais n'accusez personne de ce que vous appelez votre lassitude, votre faiblesse. Comme Marie Madeleine, après avoir beaucoup péché, il vous sera pardonné surtout parce que vos calomnies sont parues dans le Temps, qui est une feuille peu lue chez les accusés de votre réquisitoire. » [5]

L'intégralité de l'article dont la Gazette n'a repris qu'une petite partie a été publiée dans le Temps n°14749 du 29 octobre 1901, intitulé la domestique et le gendarme, sous la signature d'Adolphe Brisson. Celui-ci, sûr de son fait, devait reprendre le même article, sans en changer une ligne, sous la signature de son pseudonyme Le Bonhomme Chrysale, dans Les Annales politiques et littéraires du 11 novembre 1906, (revue populaire paraissant le dimanche) dont il avait repris la direction à la mort de son père, en 1902. Adolphe Brisson (1860-1925), journaliste et critique dramatique français, était le fils de l'éditeur de presse Jules Brisson, et l'époux de Madeleine Sarcey (1869-1950), alias Yvonne Sarcey, fille du critique littéraire Francisque Sarcey, collaborateur du journal l'Opinion nationale, puis journaliste au quotidien Le Temps.
Leur fils, Pierre Brisson (1896-1964), fut directeur du Figaro de 1938 jusqu'en 1964. La famille résida au Vésinet de façon saisonnière durant quesques années.

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    Notes et sources.

    [1] Chiffres quelque peu fantaisistes. Il y a, en 1901, 4790 habitants recensés au Vésinet.

    [2] La voirie étant encore alors en terre battue, l'arrosage des chaussées était la seule façon de limiter la poussière. Le goudronnage des principales artères qui traversent la commune (routes de Croissy et de Montesson, le boulevard Carnot) ne sera réalisé qu'en 1904.

    [3] De l'ancienne expression Faire danser l’anse du panier, c'est à dire majorer indûment, à son bénéfice, le prix des achats que l’on est amené à faire pour son employeur ou pour son ménage.

    [4] Le sou est le vingtième du franc. Remise, ordinairement d’un vingtième, faite jadis par les fournisseurs aux domestiques qui faisaient le marché pour leurs employeurs.

    [5] Le Temps est un des quotidiens français à l'époque les plus tournés vers l'actualité internationale. L'information est jugée de qualité, sérieuse et objective. Au début du XXe siècle, il est plutôt classé républicain conservateur (à droite) alors que la Gazette et ses lecteurs se disent plutôt de centre gauche.


Société d'Histoire du Vésinet, 2017- www.histoire-vesinet.org