Le figaro, jeudi 19 mai 1932 [extrait]

L'exemple unique du Vésinet...
et ce qu'il montre

A l'extrémité de la seconde de ces longues volutes que la Seine décrit dans l'Ile-de-France, les habitants du Vésinet vivent dans le calme luxueux d'un parc anglais. Ils ont su garder jusqu'ici, autour de leurs villas, leurs arbres, leurs pelouses et leurs eaux pittoresques, que les petites rivières sinueuses conduisent de lagune en lagune, à travers les rochers, jusqu'à ce délicieux rond-point Second Empire dit des Ibis.
Il y a longtemps que j'ai envie de les citer en exemple, les habitants du Vésinet. Le train qui a quitté la gare Saint-Lazare, il y a vingt minutes, et qui a traversé La Garenne et Nanterre, n'a guère rencontré devant lui que la Ville, dans sa banlieue, la Ville tentaculaire, celle qui a dévoré les bois et les champs comme au hasard comme une lèpre, l'expression est d'André Véra, l'architecte des nouveaux jardins français. Mais voici Le Vésinet. Voici les arbres, les feuillages, la paix. Entendre le matin, quand vous vous réveillerez, dans le frais silence, le chant des oiseaux. Dans la vasque que la Seine a suspendue entre Chatou et Le Pecq, s'élève encore cette touffe.

Comment un tel miracle s'est-il produit, comment a-t-il duré ? Bien entendu, par la vertu d'un plan. L'ancien régime, au dix-septième et au dix-huitième siècle, s'efforçait toujours de prendre les devants, pour mettre toute agglomération nouvelle en présence d'un tracé. Ainsi les Invalides ont-ils été édifiés dans les champs, et un quartier prévu alentour, les masures primitives ayant à border, dès le premier moment, les futures avenues. C'est ce que le dix-neuvième siècle a parfaitement oublié, dans la prolifération d'une banlieue livrée à elle-même, au bon plaisir de chacun. Et c'est ce qui a permis au Vésinet de naître et de se développer, au milieu des bois, dans un ordre exemplaire. Quelqu'un s'est trouvé par chance, il y a quatre-vingts ans, et il a tout fait. C'est-à-dire qu'il a commencé par en appeler à un architecte paysagiste, et qu'il n'est pas mort sans avoir légué, en même temps que ce bel héritage d'une ville nouvelle, les obligations et les servitudes qui devaient en assurer la conservation.
Toutes gravées une à une dans un cahier des charges. En sorte que si Le Vésinet est cette avenante et judicieuse combinaison d'une petite cité bien pourvue et d'un parc immense et habité, d'un bois de Boulogne parsemé de villas, s'il est donc, aux portes de Paris, une oasis de verdure, nous le devons à Alphonse Pallu. Nous le devons à la volonté d'un homme. Nous le devons à un plan.

J'insiste parce que Le Vésinet de nos jours a fini par être menacé. Cerné de toutes parts, il risque d'être envahi. Il risque de voir s'établir et multiplier, au sud, en regard de Croissy, les usines enlaidissantes à l'ouest, en regard du Pecq, les immeubles babyloniens et dans le grand parc touffu lui-même, les châteaux de cartes des petits lotissements, posés à la va-comme-je-te-pousse, celui-là en bordure de la route, en façon de chalet Louis XIII, par exemple, et l'autre à côté, en casbah aveuglante, qui lui tourne le dos ou qui s'est planté de guingois, après avoir abattu, pour sa commodité, deux ou trois arbres vénérables.
Quand ils font valoir le charme unique de leur parc et de leur ville, quand ils demandent que la charte qui protège ce charme, à savoir le cahier des charges d'Alphonse Pallu, soit respecté mot à mot, et mieux que respecté, complété, en ayant égard aux nouveaux besoins comme aux nouvelles menaces, quand ils désirent, enfin, que Le Vésinet tout entier figure à l'Inventaire des Sites et Monuments de la France, les habitants mériteraient déjà d'être approuvés, loués, soutenus. Même s'ils étaient seuls en cause. Même s'il s'agissait de défendre seulement leur aimable jardin.
Mais il s'agit de bien plus. Il s'agit de tout le site de Saint-Germain dont Le Vésinet dépend, dont Le Vésinet constitue l'un des attraits essentiels.
Dans la première volute de la Seine, au nord, sous Gennevilliers, tout le haut a déjà été recouvert par une banlieue qui aurait pu rester si belle, et dont le terrible désordre déborde déjà sur l'autre rive, au-delà de Colombes, sur Argenteuil et sur Bezons de telle sorte qu'il y faudra des travaux d'Hercule, si l'on veut, comme il le faudra, sortir du chaos, parvenir à l'unité. Le bas de cette première volute, entre Rueil et le Mont-Valérien d'une part, Versailles et Meudon d'autre part, et tout le second arceau, également, entre Le Pecq et Maisons-Laffitte, qui définit le site de Saint-Germain, ont été mieux préservés. Peu d'offenses graves, Dieu merci. Mais il est temps. L'art urbain a été établi en France par nos siècles classiques et retrouvé, encore en France, à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième, mais tous les pays du monde en ont profité et Paris non, ou à peine. Sur ces belles rives de notre fleuve, qui s'est donné la peine d'évoluer et de s'infléchir, pour arroser trois fois, du sud au nord, une plaine étendue entre deux masses de forêts, il est temps de prendre notre revanche.
Ne saccageons plus ni ces bois, ni ces bords, ni ces îles. Confions toute la vallée à un seul architecte, et qu'il soit insigne. Il nous faut un second Le Nôtre. Ou, si nous manquons de génie, ayons du moins de l'ordre, et autant d'audace que de scrupule. Le site de Saint-Germain en particulier, depuis Bougival, Louveciennes et Port-Marly au sud, jusqu'à Maisons-Laffitte et Sartrouville au nord, forme un seul tout encore agreste, dont les diverses parties doivent être liées entre elles, en fonction de l'incomparable terrasse, par une vaste ordonnance à la française. N'attendons plus.
Sachons prévoir, sachons devancer.
Sauvons, pour le quart d'heure, tout ce qui doit l'être, mais pensons à créer. En fonction de la merveilleuse terrasse, je le répète, puisque nous disposons d'un tel chef-d'œuvre. En fonction aussi de l'avenue qui, un jour, finira bien par prolonger, je l'espère, jusqu'à la Croix de Noailles, en plein bois, nos Champs-Elysées. Là comme ailleurs, et là surtout, puisqu'il s'agit du dernier site encore presque intact à nos portes, tirons tout le parti possible de la loi générale dont le texte vient enfin de paraître à l'Officiel, pour l'aménagement de la Région parisienne. Les dispositions de cette loi sont bonnes. Sachons répondre à leur requête par une action bien concertée et par une esthétique de la cité et du jardin, du parc et du palais.
A l'ouest de Paris, il nous est loisible désormais d'éviter les erreurs et de rivaliser avec les siècles. Il ne tiendra qu'à nous. Par une vaste ordonnance. Par un seul plan unificateur. Si la tâche est trop longue pour une seule génération, raison de plus pour vouloir à la fois ne rien perdre et tout préparer.

Depuis un moment, je rêve. Sous les ombrages du Vésinet, par ce premier beau jour, tout me paraissait trop facile, sans doute. J'en ai oublié jusqu'à la tragique impuissance d'un régime sans cesse voué aux décisions éphémères et aux revirements. Et bien, la bonne volonté n'en est que plus nécessaire.

    Eugène Marsan

     


Société d'Histoire du Vésinet, 2011- www.histoire-vesinet.org