D'après Stéphanie Cantarutti, Bourdelle, Paris, Éditions Alternatives, 2013.

Antoine Bourdelle au Vésinet

On sait que Bourdelle est mort le 1er octobre 1929 au Vésinet, dans la maison du 18, route des Bouleaux mise à sa disposition par son ami Eugène Rudier [1].
Depuis 1925, Bourdelle est affaibli par la maladie. Plusieurs médecins le disent perdu. Il éprouve des difficultés croissantes à mouvoir ses bras, séquelles possibles d'une succession d'attaques inévitables chez un homme au cœur fragile.
Pour prendre quelque repos, il se rend à l'été 1929 avec sa femme Cléopâtre au Vésinet chez ses amis Rudier qui l'hébergent plusieurs semaines. Il reçoit des visites – et notamment celle de son ami André Suarès, sculpte de petits modèles et échafaude des projets pour son retour. Cléopâtre, redevenue brièvement sculpteur, saisit les traits de son époux avant l'inéluctable. A bout de forces, conscient de la fin qui le guette, il trouve encore la force de créer de petites œuvres pleines de cette vie qui le quitte, dont Rudier parvient à fondre quelques exemplaires.
Bourdelle écrit ainsi à l'un de ses amis :

    « M. Rudier allant à ses ateliers de Vaugirard chaque jour emporte mes petits modèles à un admirable mouleur que j'emploie, puis des plâtres prêts il réalise de nouveaux bronzes dont déjà quelques-uns sont vendus. Puis nous avons des agrandisseurs et réducteurs mécaniques d'une précision absolue nous faisons donc grandir mes modèles on me les apporte en plastiline sorte de cire blanche. Je les précise encore et rapportés à l'agrandisseur nous obtenons de nouvelles grandes figures. Vous verrez bientôt une Hamadriade sortant de son pommier, un guerrier, des sources, une bonne bergère assise portant sur ses épaules un mouton souffrant et surtout une figure entière de Beethoven écrivant en plein air adossé contre une rustique grosse et vieille croix de pierre sa pathétique vous verrez les dernières fleurs arrachées à mon DÉSESPOIR - car je n'ose plus espérer pouvoir vivre assez et assez fort pour créer le Musée de mon œuvre dans Paris. [...]»


La maison du Vésinet avant les transformations dues à Utrillo
© Collection Société d'Histoire du Vésinet.

Une exposition Bourdelle intime s’est tenue au Musée Bourdelle à Paris de novembre 2013 à avril 2014. Elle a présenté notamment un album de photos de famille prises entre 1927 et 1932, dont 5 pages comprenant 31 photos prises dans le jardin de la maison. Bourdelle y figure bien sûr, mais aussi sa seconde femme Cléopâtre, sa fille Rhodia, l’écrivain André Suarès et peut-être Mme Rudier.
L’exposition a montré aussi une lettre autographe de Bourdelle à son « grand ami Cepède » [2]. Datée du 30 juillet 1929, elle nous apprend que Bourdelle, qui a de graves problèmes de santé (pulmonaires et cardiaques) depuis 4 ans, est hébergé par son ami depuis 3 mois. « Je reviens quelque peu à moi à la campagne dans une maison amie qu’on a mise à ma disposition. J’y ai été il y a trois mois apporté mourant, regardé comme perdu ».
Dans la biographie de Bourdelle publiée par Stéphanie Cantarutti [3] deux de ces photographies ont été publiées.


Florence B. Colby : Antoine Bourdelle assis dans le jardin des Rudier au Vésinet, réalisant de petites sculptures, juin 1929.
D'après un négatif au gélatino-bromure d'argent sur support en nitrate de cellulose, MB PV 3278, Paris, musée Bourdelle.

Continuant mon martyrologe de 4 années je reviens quelque peu à moi à la campagne dans une maison amie qu'on a mise à ma disposition. J'y ai été, il y a trois mois, apporté mourant regardé comme perdu parle grand spécialiste Yacoel [...] Voilà quatre ans que j'appelle la mort. J'ai terminé le monument au Grandissime Mickiewicz au prix de toutes mes forces risquées. J'ai résisté à tout je ne sais comment. À Bruxelles j'ai manqué par mon état souffrant les invitations des souverains si aimés de Belgique. À Paris trois grands Banquets Polonais à l'ambassade m'ont été interdits aussi par mon état désespéré. Il m'est pénible de vous écrire de telles nouvelles [...]
Accablé de commandes, je ne dois pas travailler pour l'instant je suis assujetti au repos le plus absolu - même ces jours derniers il m'était défendu ayant mon bras droit en écharpe pour cause de rhumatisme de [m'en] servir à aucun prix pour aucun geste. [...] J'ai l'hiver dernier [...] commencé en appartement sur la table de notre salle à manger une douzaine de tout petits modèles de groupes nouveaux et statues. Ma faculté d'Art résistant à tout, [...] j'ai pu créer toute une floraison nouvelle. J'ai continué au Vésinet où je suis ; j'aurai bientôt plus de vingt pièces nouvelles, tout petits modèles que je peux pousser étant assis. » [4]
 

Cléopâtre Bourdelle réalisant le portrait de son mari au Vésinet chez les Rudier, août 1929
Tirage au gélatino-bromure d'argent, tiré d'un album photographique, Paris, musée Bourdelle.

« Ma femme après vingt ans de farniente a commencé de faire en sculpture ma tête - je lui donne la discipline sévère de la Mise aux points par compas. Je suis d'un Enthousiasme émouvant. Sa lutte va être épique j'ai cette chance qu'elle me trouve beau. Alors patiemment je pose. Puis avant de regagner Paris, je terminerai mon buste que j'ai entrepris. Je lui fesais [sic] placer des points puisque le statuaire ne peut se profiler lui-même de tous côtés. [...] Pourtant mon buste créé par moi doit entrer un jour à la galerie des Offices à Florence, il est presque impossible de reconstruire juste l'objet placé devant nous. Comment être vrai devant soi-même dont on perçoit en perspective deux trois contours à peine quand il y a des millions de profils. » [5]

Dans un petit carnet écrit par l'artiste au Vésinet, en septembre 1929, pendant les derniers jours de sa vie, et que seuls ont connu quelques intimes, Bourdelle, prévoyant sa fin, acceptait simplement sa destinée. Il l'acceptait, mais il entendait, avant de disparaître, se remémorer l'effort accompli par lui au cours de sa vie et, dans ce carnet portant le titre Apollon au combat, c'est en réalité la lutte qu'il soutint pour trouver sa vraie personnalité après l'achèvement du Monument aux morts de Montauban, que Bourdelle revivait en pensée.
Sur la couverture, en guise d'introduction, ces quelques lignes sur les maléfices de l'esprit faux : [6]

      Seigneur, établis-moi au delà des mensonges.

      Ouvre à mes jours ton ciel de vérités.

      Fais-moi vivre avec toi

      les cycles de l'esprit

      qui sont tes lois de toutes créations.

      Chasse l'erreur de nos corps délivrés.

Bourdelle s'éteint le 1er octobre 1929 au Vésinet. Son cercueil est veillé par le Centaure mourant dans l'atelier. Le peintre Maurice Denis est chargé de prononcer l'éloge funèbre au cimetière du Montparnasse le 3 octobre. Les témoignages d'admiration affluent. Proches et amis publient dans les mois qui suivent plusieurs vivants portraits du sculpteur. La création de la mémoire peut commencer.

    Notes et sources :

    [1] La maison sera achetée en 1936 par le peintre Maurice Utrillo qui la transformera.

    [2] Casimir Cépède (1882-1954), médecin, docteur ès sciences, préparateur à la Faculté des sciences de Paris, directeur des Annales de Biologie Appliquée, était aussi photographe amateur et passionné d'arts plastiques. Il a publié en 1941 " La vie et l'œuvre d'Emile Fernand-Dubois Statuaire."

    [3] Stéphanie Cantarutti, Bourdelle, Paris, Éditions Alternatives, 2013.
    [4] Lettre de Bourdelle à Monsieur Cépède, écrite du Vésinet, 30 Juillet 1929, archives du musée Bourdelle.

    [5] Lettre de Bourdelle à Fontainas, non datée [août 1929], archives du musée Bourdelle.

    [6] Gaston Varenne, Bourdelle par lui-même, Fasquelle éditeurs, Paris, 1937.


Société d'Histoire du Vésinet, 2015 - www.histoire-vesinet.org