D'après Saint-Réal, chroniqueur, Le Gaulois, n°2834, 2 juin 1890.
Le Commandant Hériot au Vésinet
Avertissement :
L'affaire Hériot qui a défrayé la chronique durant dix-huit mois après que le Commandant ait tiré au pistolet sur sa femme à la Boissière, en juin 1888, puis durant son internement, jugé par certains comme une séquestration, s'est terminée par une série de jugements en mars 1890 avec des prolongements jusqu'en 1893.
Cet article apparaît, parmi d'autres, comme une façon de témoigner que tout est rentré dans l'ordre. Nous le citons intégralement parce qu'il concerne le Vésinet et apporte de nombreux détails sur la propriété de la famille Hériot. Il est cependant à considérer avec circonspection, tant pour les descriptions que pour les rappels historiques. On se reportera à un article du même Gaulois, en 1888, décrivant la transformation de la Villa Stoltz en « cabanon ».
Les richesses artistiques de M. Chauchard m'ont donné l'idée d'aller voir le frère de son ancien associé, M. le commandant Hériot au Vésinet. C'est un petit voyage mais l'accueil charmant que j'ai reçu à la villa Stoltz [1] et les richesses qu'elle contient ne m'auront point fait regretter ma peine.
Au moment où j'arrive, le landau dans lequel sont installés les enfants et leur gouvernante crie sur le sable fin des allées ombreuses. Ce petit monde part pour la promenade. Le commandant à qui je fais connaître tout de suite le but de ma visite, m'introduit dans le grand salon. – Mais, au nom du ciel, me dit-il, ne parlez pas de cet intérieur tout familial. Je ne tiens pas à figurer parmi les grands collectionneurs, d'abord, et ensuite je n'aime pas occuper de moi un public, en somme indifférent. [2]
Cependant, sur mon insistance, M. Hériot, de la meilleure grâce du monde, consent à me faire visiter son domaine. Je fais avec lui le fameux tour du propriétaire et c'est parce que je n'ai pas le droit de garder pour moi ce que j'ai vu et admiré que je donne un croc-en-jambe à ma discretion bien connue. Le commandant me pardonnera.
D'ailleurs, la maison, ou plutôt les deux grands pavillons appartiennent à l'histoire de l'art. N'est-ce pas l'ancienne propriété de Rosine Stoltz, la célèbre chanteuse devenue comtesse de Ketschendorff de par la grâce du prince régnant de Saxe-Cobourg-Gotha, Ernest II ?
La Villa Hériot vers 1900.
Construite par le Commandant Hériot probablement à l'emplacement des communs de la propriété de Mme Stoltz.
D'abord transformé par Auguste Hériot vers 1874 qui l'utilisa jusqu'à sa mort en 1879, le bâtiment fut entièrement reconstruit comme une bâtisse gigantesque comparable, disait-on, à l'hôtel de ville de Versailles !
Le premier pavillon, celui qu'habite M. Hériot, était celui que la fameuse comtesse avait destiné à son fils, et où l'enfant vivait à deux pas de sa mère, sous l'œil vigilant de sa gouvernante et de son précepteur. Ce pavillon, M. Hériot l'aîné l'a considérablement agrandi, comme l'ensemble de la propriété du reste, laquelle avait 7 000 mètres de jardin lorsqu'elle fut acquise par lui, et qu'il a laissée à 35 000 mètres à sa mort. [3]
Il n'y a pas, dans cette maison, de galerie proprement dite. Les tableaux de maîtres sont dispersés dans toutes les pièces. Dans le salon, au meuble doré de l'époque du Directoire, couvert de fines tapisseries d'Aubusson, tout est merveilleux. La salle de billard a un plafond provenant de la vente du château des Nicolay, à Bercy.
Un hall de dimensions gigantesques, vingt mètres de long sur quatorze de haut, a été construit par le propriétaire actuel, pour obéir au vœu de son frère, qui voulait en véritable humanitaire qu'il était, avoir une pièce assez vaste où il pourrait recevoir, le dimanche, à tour de rôle, ses employés. [4]
Quatre magnifiques tapisseries des Gobelins ornent les panneaux de cette pièce unique. Au milieu, le Gloria victis de Mercié, sur un socle monumental de marbre rouge, où est appliqué un bas relief représentant les soldats de toutes armes ayant pris part à la guerre de 1870. Ce bas-relief unique, qui n'a pas de copie, est signé Croisy, 1884.
Des caryatides placées aux quatre tympans de la pièce soutiennent la voûte aux couleurs éclatantes, et par laquelle filtre le jour. Deux panneaux libres sont destinés à recevoir, l'un le portrait de M. Hériot, fondateur de la maison, portrait peint par Bonnat, l'autre celui du commandant. Aux deux côtés d'une cheminée monumentale, deux bustes en marbre des deux frères.
Nous passons ensuite à la salle d'armes. Aux murs, des cuirasses et la collection en fac-simile de tous les casques figurant au musée de Saint-Thomas-d'Aquin. Par terre, des colichemardes, des épées à coquilles merveilleuses, des fusils de tous styles, des arquebuses.
– Ceci, me dit le commandant, va partir pour la salle d'armes de la Boissière, où les ouvriers travaillent avec acharnement. J'organise une véritable "armeria" pour laquelle j'ai acheté, et je puis dire enlevé aux Américains, le tableau de Détaille de cette année : "En batteries". Là sera exposée la toile, avec d'autres souvenirs militaires. Je veux que les jours de promenade mes petits enfants de troupe, mes voisins de l'Orphelinat, passent par le Château, visitant cette galerie qui leur mettra au cœur l'amour de la patrie et du métier des armes.
Dans les autres pièces, j'aperçois aux murs des Jacques, des Van Mark.
Zacharie Olympe Hériot (1833-1899) Chef de bataillon en disponibilité.
La visite ne se termine pas là.
Je demande la faveur de voir l'ancienne habitation de La Stoltz. Elle est d'ordinaire fermée ; le commandant l'a laissée dans l'état où elle était à la mort de son frère [5]. On ouvre les portes. Imaginez une villa Pompéienne avec un atrium placé au centre d'un carré composant toutes les pièces du premier âge. Le cabinet de travail de M. Auguste Hériot est là, conservé avec sa bibliothèque et sa table, ses plumes et son papier, comme s'il allait encore s'asseoir à ce bureau désormais désert.
Car, il faut le dire en passant, rien de touchant comme la piété fraternelle du Commandant. Presque partout se trouve le portrait de son frère, celui de leur mère et de leur père, et celui de M. Chauchard. Bustes, toiles, photographies, en maints endroits des deux maisons, ces images sont réunies.
Le plafond du salon est une peinture importante de Mazerolles : le char de Vénus traîné par des papillons [sic]. Celui de la chambre à coucher est de Baudry. Partout des peintures à fresque dans le style pompéien. Il y a même sous les tentures des peintures que les artistes amis de la grande chanteuse avaient exécutées en souvenir de l'hospitalité la tragédienne lyrique. Une vraie, celle-là, créatrice de la Favorite.
Laissons ce premier étage pour visiter le-rez-de-chaussée. Tout est de même style avec des meubles appropriés à l'ensemble. Le salon de musique, le salon de jeu, les chambres à coucher, la salle à manger où figurent des peintures de Monginot et de Vollon. Je n'ai pas le temps de m'arrêter au détail de cette luxueuse et princière installation.
Mon hôte de quelques heures me conduit cependant à ses écuries : elles sont véritablement royales. Il y a là dix chevaux, tous des chevaux russes, et des remises où les voitures du meilleur goût sont disposées et soignées avec cette propreté méticuleuse du soldat. La sellerie est magnifique. Je vois, à côté de selles innombrables une selle d'officier supérieur avec ses arçons et ses fontes dorées.
– C'est ma selle d'officier ; elle est toute prête, me dit le commandant, si jamais, ce dont Dieu nous préserve, la guerre nous était déclarée.
C'est sur ce mot que je quittai le commandant Hériot, en le remerciant de son hospitalité, et en saluant Mme Hériot, étendue sur une chaise longue, sous les grands arbres du parc, un livre à la main.
Notes et commentaires :
[1] La propriété conservera le nom de Villa Stoltz bien après le changement de propriétaire. Le nom de Route de la Villa Stoltz pour la voie qui la dessert a probablement entretenu cette persistance qui a engendré quelques ambiguïtés. A la fin de la même année 1890, la municipalité du Vésinet lèvera cette ambiguïté en rebaptisant la "route de la Villa Hériot" et en effaçant le nom de Stoltz des plans communaux.
[2] Indifférence souhaitée plutôt qu'attestée ! Car des centaines d'articles de presse ont été consacrées au Commandant durant les années 1888, 1889 et 1890.
[3] Construite à l'emplacement des communs de la Villa de la chanteuse, la gigantesque Villa Hériot n'avait plus rien de commun avec le bâtiment d'origine. La famille Hériot avait aussi fait l'acquisition de terrains et de villas dans le voisinage pour loger les visiteurs de marque.
[4] Cette justification "sociale" du gigantisme de la villa ne manque pas de sel !
[5] On s'interroge sur cette affirmation. En 1888, lorsqu'il fut question d'enfermer le Commandant Hériot au Vésinet, d'importants travaux d'aménagement furent entrepris dans la Villa de Mme Stoltz. Ils furent interrompus lorsque la justice imposa un internement "hors de l'influence de la famille (l'épouse en particulier), à Vanves, dans une maison de santé". Saint Réal n'a sans doute pas tout vu de cette maison en avouant : "Je n'ai pas le temps de m'arrêter au détail de cette luxueuse et princière installation".