Interview. Propos recueillis par Alain-Marie Foy, conseiller municipal, pour Le Vésinet- revue municipale, n°51, juin 1980.

Une heure avec Alain Decaux de l'Académie française

En 1979, Alain Decaux était élu à l'Académie française, au fauteuil de Jean Guéhenno. Le 13 mars 1980, reçu par André Roussin, il prononçait son « remerciement » (ainsi est appelé le discours du récipiendaire) sous la Coupole et devant les caméras de la télévision. Certes, Robert Aron (1898-1975), qui naquit au Vésinet, Julien Green, qui y vécut dans son enfance, sont aussi entrés à l'Académie. Mais Alain Decaux est le premier Vésigondin à revêtir l'habit vert. Nous le remercions d'avoir bien voulu répondre aux questions que notre collègue Alain-Marie Foy est venu lui poser, tandis que Jean Lattes saisissait sur la pellicule les expressions de l'historien.

A.M.F. - Le jour de votre réception quels ont été vos deux parrains et comment ont-ils été choisis ?

Alain Decaux. – Le nouvel académicien choisit lui-même ses parrains en fonction de l'amitié qui les unit. Ainsi, j'avais choisi le Duc de Castries, historien lui-même, et Jean-Jacques Gautier, homme de théâtre, car j'ai une passion pour le théâtre. Tous deux représentent donc une part de mes activités.

A.M.F. - Vous succédez à Jean Guéhenno. Dans votre discours, vous dites ne l'avoir rencontré qu'une fois. Cela ne vous a pas gêné au moment d'écrire son histoire et son éloge ?

A.D. – J'ai traité le personnage de Jean Guéhenno comme je traiterais le personnage de Louis XIV ou de Vercingétorix. Mais avec cette facilité que j'ai pu interroger ses proches et les gens qui l'ont bien connu. Et puis, comme je fais toujours pour mes livres et souvent pour mes émissions, je suis allé sur les lieux où il a vécu à Fougères, dans son appartement de Paris, .. Je ne peux pas écrire sur quelqu'un si je ne vois pas la maison où il est né, le village de son enfance, la ville où il a habité. Faire le portrait d'un ami est très délicat, car on est plus objectif, faire celui de quelqu'un qu'on n'a pas connu est plus facile.
C'est d'ailleurs presque la règle à l'Académie et le paradoxe vient de ce que l'on raconte alors la vie d'un homme qu'on n'a pas connu à trente neuf autres qui l'ont très bien connu ! C'est le paradoxe de l'Académie, mais c'est au fond un enrichissement.

A.M.F. – La préparation de votre discours vous a-t-elle demandé autant de travail qu'une émission comme Alain Decaux raconte ?

A D. Beaucoup plus. J'ai travaillé énormément, car je ne connaissais que trois livres de Guéhenno, alors qu'il en a publié plus de trente. Je les ai tous lus, la plume à la main, en prenant d'abondantes notes. J'ai fait de nombreuses rencontres et la rédaction elle-même du discours m'a demandé un mois et trois versions successives.

A.M.F. – Que pensez-vous de la suggestion d'André Roussin, dans sa réponse à votre discours, qui évoquait une possible émission « Alain Decaux raconte ... l'Académie française » ?

A.D. – Je ne crois pas que j'y donnerai suite, parce que c'est un sujet trop vaste.
En une heure d'émission je peux évoquer un personnage – et encore, pas tout le personnage – ou un événement. Mais je ne peux retracer en si peu de temps trois siècles d'histoire.

A.M.F. – A quelle lettre en est l'élaboration du dictionnaire de l'Académie ?

A.D. – A la lettre F ; hier, nous avons traité le mot « fauve ».

A.M.F. – On est encore loin de la lettre H et du mot « histoire » ...

A.D. – Je peux espérer y arriver si ma santé et le bon Dieu me le permettent. Mais il me faudrait une longévité extraordinaire pour parvenir au mot « radio ». [Il sera publié dans le fascicule n°9 en décembre 2011]

A.M.F. – Je crois me souvenir qu'André Maurois avait pensé il y a longtemps, que votre place serait un jour à l'Académie...

A.D. – Il n'a jamais dit cela, ce qui aurait été trop beau ! Répondant à une enquête intitulée « Reconnaissez-vous vos fils? » faite par un journal auprès d'écrivains célèbres, A. Maurois avait considéré que dans la jeune génération, je pourrais être son disciple. Cela m'avait fait une joie immense, car j'avais alors vinqt-neuf ans. Il me voyait un peu comme son successeur dans le genre de la biographie, dans lequel il excellait.

A.M.F. – Et si je vous demande à votre tour de reconnaître « l'un de vos fils », à qui pensez-vous ?

A.D. – A un tout jeune historien puisqu'il n'a que dix-neuf ans. Il s'appelle Eric Le Nabour et je viens de préfacer son premier livre, consacré à Charles X.
Il écrit des récits historiques depuis l'âge de treize ans et, à seize ans, il s'est mis au travail sur Charles X, profitant de ses vacances pour faire des recherches aux Archives nationales. Je trouve que ce garçon a vraiment un style et le sens de la recherche. Il n'a pas abandonné ses études pour autant. L'été il fait de la voile. Ce n'est donc pas un monstre, c'est un garçon tout à fait normal.

A.M.F. – Revenons à vos méthodes de travail, en particulier pour la préparation de votre émission mensuelle Alain Decaux raconte quels sont les prochains sujets que vous traiterez ?

A.D. – Je n'ai pas de sujets en perspective car je ne les choisis pas à l'avance. C'est une question d'humeur. Étant donné que je parle seul, pendant une heure, sans texte, il faut que le sujet m'intéresse dans le moment.

A.M.F. – Choisissez-vous en conséquence des sujets tout neufs pour vous ou bien des thèmes sur lesquels vous avez déjà travaillé ?

A.D. – Sur plus de cent émissions, cela a été très rare. Il est beaucoup plus intéressant d'aborder un sujet nouveau. Je travaille comme tout le monde, pour gagner ma vie, et aussi parce que c'est un plaisir. C'est un réel plaisir que d'entrer à fond dans un sujet qu'on ne connaît pas. En pratique, pour une émission donnée , je consacre trois semaines à des lectures axées sur mon sujet, tout en poursuivant mes autres activités.
Depuis mon enfance, je me suis donné comme règle de consacrer au moins deux heures par jour à la lecture. Pendant la semaine qui précède l'émission, je m'y consacre presque entièrement. Je tire les idées dominantes de mes lectures et les trois derniers jours, je m'enferme, j'écris mon plan mais pas de texte pour ne pas être esclave des mots devant les téléspectateurs.

A.M.F. – Est-ce que vous avez des collaborateurs qui vous aident dans la préparation de vos émissions ?

A.D. – Pour cette émission, c'est absolument impossible. Je dois être imprégné de mon sujet. Quelqu'un ne peut lire les livres à ma place et me faire des résumés dans lesquels il y aurait le déroulement chronologique mais ni la chair ni le sang. En revanche, pour mes ouvrages, une documentaliste m'aide pour les recherches dans les cartons d'archives, pour recopier des documents.

A.M.F. – Parlons maintenant de l'histoire et de la controverse actuelle sur la manière de l'enseigner, point sur lequel vous n'êtes pas d'accord avec certains universitaires...

A.D. – Nous sommes de plus en plus d'accord, cela va de mieux en mieux. Il se trouve que le public m'écrit. Depuis plusieurs années, je reçois des lettres éplorées de parents et d'enfants. De parents me disant que leurs enfants ne savent plus rien en histoire. D'enfants me demandant pourquoi à l'école ou au lycée l'histoire est si ennuyeuse, et pourquoi avec vous c'est si intéressant ? – la question était donc réellement en l'air, puisque, à la suite d'un article que j'ai publié dans le Figaro-Magazine, cela a été de tous cotés un défoulement. J'ai reçu des centaines de lettres d'instituteurs incriminant les programmes : « On nous interdit de faire de l'histoire ». M. Debré a posé question sur question au ministre de l'Education.

A.M.F. – Ou en est-on actuellement ?

A.D. – L'erreur de base a été dans l'enseignement élémentaire, de retirer l'histoire des programmes pour la loger dans les activités d'éveil. On parlera de l'histoire aux enfants quand ils en auront envie. Donc la première chose qui va se faire, c'est rendre à nouveau l'histoire obligatoire. Ensuite, dans le secondaire, on est tombé dans l'abstraction la plus totale. La nouvelle histoire est une réflexion, elle n'est pas faite pour les classes de 6e, 5e et 4e. A la rigueur, qu'on en fasse en terminale. Mais il faut commencer par apprendre ces choses. Il y a actuellement un rassemblement, un rapprochement sur les idées. L'association des professeurs d'histoire m'a demandé de faire partie de ses adhérents, bien que non-enseignant. Au fond, l'histoire intéresse les enfants, l'histoire c'est des histoires. Il est certain qu'on ne peux plus enseigner l'histoire comme autrefois. Quand j'ai appris l'histoire de Louis XIV au lycée, on ne m'a jamais parlé de la grande famine de 1709, qui a fait deux millions de morts dans un Etat de 20 millions d'habitants! Il faut un équilibre, je crois qu'on va y arriver, ce qui se passe en ce moment est très encourageant. Il faut aussi penser à ce qui peut intéresser un enfant; ce n'est pas l'agriculture dans l'ancienne Égypte !

A.M.F. – Pour terminer, quelques mots sur un personnage qui vous est cher, Alexandre Dumas, qui n'est pas entré à l'Académie française.

A.D. – Et pourtant Victor Hugo a tout fait pour cela ...

A.M.F. – Où en est la restauration de sa demeure de Monte Cristo qui s'élève près d'ici, à Port-Marly ?

A.D. – C'est pratiquement terminé, les échafaudages vont être bientôt enlevés. La prochaine vente-signatures de livres organisée par les Amis d'Alexandre Dumas le samedi 7 juin devrait permettre à nos visiteurs de constater le travail qui a été réalisé. Le château sera consacré, d'une part, à un Musée A. Dumas ou à un Musée du Romantisme, d'autre part à des réunions pour les besoins municipaux. Mais l'essentiel, pour l'instant, est que le site soit classé et le château sauvé.


Société d'Histoire du Vésinet, 2015 – www.histoire-vesinet.org