Jean-Paul Debeaupuis, SHV, octobre 2022.

Monsieur Lepant, conducteur de travaux

Dans quelques textes consacrés aux premiers temps de l'aménagement du parc du Vésinet sous la direction d'Alphonse Pallu, après le Comte de Choulot et Pierre Joseph Olive et parfois Xavier Dufrayer, un autre personnage est souvent mentionné : Monsieur Lepant, conducteurs de travaux de la Société du Vésinet.
Le conducteur de travaux est défini comme « le seul maître à bord » sur un chantier de construction (route, pont, bâtiment). C'est donc un professionnel confirmé qui coordonne et dirige l'ensemble des activités du chantier sur les plans technique, commercial, financier, juridique ou humain.
Que sait-on de ce M. Lepant, homme de confiance s'il en est ?

Pierre Gustave Lepant est né à Paris (1er) le 16 décembre 1827 mais il est issu d'une famille originaire du Morvan, entre Montbard et Châtillon-sur-Seine, qui a donné une longue lignée de tailleurs de pierres. Pierre Gustave a grandi entre Pontoise et Auvers-sur-Oise. On ignore tout de son parcours professionnel ou des raisons qui ont conduit son père, Nicolas, à quitter la Côte d'Or pour s'installer à Paris et en banlieue parisienne pour terminer sa vie à Montmartre en 1849.
En 1856, Pierre Lepant habite Mont-de-Marsan où il épouse Anne Claudine Coindart, originaire de Mâcon (30 janvier). Il est alors « conducteur de travaux » et sa mère, veuve, est domiciliée à Montmartre (Seine).

La maison du garde (le Petit Vésinet) en 1858

représentée par Henry Johnson, professeur de dessin, pour le manuscrit de l'Instituteur Désiré Thibault (1889)

 

Paraphe de Pierre Lepant sur un dessin de l'architecte Pierre Joseph Olive

Pont biais à établir sur le chemin de fer sous la route de ceinture.

Archives municipales du Vésinet. Cliché SHV, 2017.

On le retrouve au Vésinet en 1858. Il est devenu conducteur de travaux de la compagnie Pallu. On reconnait son paraphe sur les plans de Joseph Olive pour la construction des ponts de Croissy et du Village [1].
Il est logé dans l'ancienne maison du Garde (dite Le Petit Vésinet) que la Compagnie Pallu a conservé. Il y est domicilié avec sa femme et un cousin, Alexandre Lepant, désigné comme « surveillant». Louis Alexandre Lepant est né le 16 octobre 1834 à Nod-sur-Seine, petit village de Côte-d'Or, berceau de la famille. Il est fils et petit-fils de tailleurs de pierre. Peut-être son embauche au Vésinet a-t-elle été favorisée par notre conducteur de travaux.
En 1862, Alexandre va se marier à Aisey-sur-Seine, autre petit village voisin de Nor-sur-Seine. Le 16 octobre, il y épouse Marie Elisabeth Lhomme fille, elle aussi, d'un tailleur de pierres. Elle est un peu plus jeune que lui. En 1864, le 19 juin, naît un petit Pierre Gustave qui sera leur seul enfant. On peut penser que le choix des prénoms n'est pas le fruit du hasard. Alexandre et sa femme disposent alors de la maison du Garde pour eux seuls. Ils y accueilleront pendant des années des pensionnaires, des enfants de 4 à 8 ans, parisiens pour la plupart..
Pierre Lepant, quant à lui, habite au 61 avenue du Chemin-de-Fer RG, dans la maison nouvellement bâtie par la Compagnie Pallu.

Le siège de la Société du Vésinet, avenue du Chemin-de-fer RD.

La maison servait d'habitation au Conducteur des travaux (au n°61) tandis que l'extension, à gauche (au n°59)

était le bureau d'accueil de la Compagnie des Eaux et Terrains.

En 1884, Pierre et Alexandre déclarent ensemble, à la mairie du Vésinet, le décès de Mme Lepant, mère du premier et tante du second. Née Marie Anne Lechat, Mme veuve Nicolas Lepant, a passé les derniers mois de sa vie (84 ans) chez son fils. Elle aussi était originaire de la Côte d'Or, à St-Andreux [2].
En 1889, M. Lepant (Pierre-Gustave), conducteur de travaux à la société (Pallu & Cie) du Vésinet, reçoit la Médaille d'Honneur instituée en 1886, décernée par le ministre du Commerce, de l'Industrie et des Colonies aux employés méritants. Il a 62 ans. L'année suivante, lors des obsèques d'Etienne Pallu, M. Lepant a l'honneur de tenir un des quatre cordons du char funèbre avec MM. Ledru, maire du Vésinet, Coutant, directeur du collège Chaptal, Bivort, président de la Société de secours mutuels. Lui-même agit comme « doyen des employés de la Société du Vésinet ». Même si les quelques articles de presse qui rendent compte de l'évènement ne donnent pas de prénom, on peut penser que c'est de Pierre qu'il s'agit.

Les Lepant sont désormais propriétaires au Vésinet si l'on en croit les annuaires (1892, 1904) et les archives cadastrales.
Louis-Alexandre, sa femme et son fils habitent au 53 boulevard de l'Ouest. C'est là que Louis Alexandre meurt, le 18 avril 1896, âgé de 61 ans. Son acte de décès est contresigné par son fils Pierre Gustave et par Emile Pourcelle, agent général de la Compagnie d'Assurance Le Phénix. Sa veuve occupera encore cette maison durant au moins une quinzaine d'année avant de quitter Le Vésinet.

Pierre et son épouse sont domiciliés au 5, allée Garibaldi non loin des locaux de la Compagnie Pallu. La propriété a été édifiée sur les terrains réservés par la compagnie Pallu pour ses bureaux (1880) qui ne faisaient pas partie du lotissement général du Vésinet, correspond au lot AN 414 du cadastre. Elle était constituée d'un terrain boisé de 800 m², d'une villa édifiée en mitoyenneté (face à la pelouse de la gare). Elle était encore visible sur les photographies aériennes de l'IGN de 1966. Ensuite, elle a fait partie des terrains acquis par la SLEE pour étendre son centre technique et construire des logements collectifs pour son personnel dans les années 1970 et elle a été démolie.
En 1896, Pierre est rentier. A sa mort, le 23 novembre 1912, c'est Jules Ricard, ingénieur et futur directeur de la Compagnie des Eaux qui signera l'acte de décès. Son épouse le suivra dans la tombe le 24 janvier 1918. La tombe en question est au cimetière communal (section 1, n°61, concession perpétuelle n°177) où Pierre Gustave Lepant repose entre sa mère et son épouse.

  • L'autre Pierre Gustave

A sa mort, en 1896, Louis Alexandre Lepant n'avait que des raisons d'être fier de son fils Pierre Gustave.
Excellent élève, Gustave (qui fut un des premiers à obtenir le certificat d'études à l'école communale du Vésinet dont Désiré Thibault était l'instituteur, avait été remarqué par M. Bernadac, un des principaux propriétaires et contribuables du Vésinet [3]. A seize ans, le jeune garçon était entré comme commis dans le cabinet d'agent de Change de Monsieur Bernadac. C'était en 1880.
Engagé conditionnel d'un an (7 novembre 1882) pour le 113e régiment d'infanterie, soldat de 2e classe, il avait obtenu la note « Bien » aux examens de fin de service. Passé dans la disponibilité de l'armée d'active (11 novembre 1883) il était nommé sous-lieutenant de réserve par décision ministérielle du 18 mars 1889.
De retour au cabinet d'agent de Change qui, entre temps, a changé de patron, il progresse vite et devient commis principal. M. Halimbourg qui a succédé à Ernest Bernadac mort en 1882, en fait son fondé de pouvoir.
En 1896, quelques mois après la mort de son père, Gustave Lepant a fait un riche mariage. Il a épousé Adrienne Jeanne Emilie Gabrielle Pourcelle, fille de l'ancien agent général de la compagnie du Phénix. Tandis que sa mère vit toujours au Vésinet, dans sa maison du 53 boulevard de l'Ouest, Gustave habite avec ses beaux-parents un luxueux appartement comprenant deux étages, au 12 rond-point des Champs-Elysées. Grâce à son héritage (modeste) et à une riche dotation de sa belle famille, il dispose d'un revenu annuel de 36.000 frs. En 1904, Léon Erhard succède à M. Halinbourg à la tête du cabinet. Le nouveau patron, selon des témoignages, traite Gustave plus en ami qu'en employé. Il lui laisse clairement la bride sur le cou. Mais M. Erhard n'est pas d'une intégrité scrupuleuse ... En 1911, il se suicide pour échapper au déshonneur et à la prison, ayant détourné plusieurs millions de francs !
L'enquête qui s'ensuit révèle que Gustave, de son côté, a pris l'habitude de spéculer avec l'argent de ses clients (non sans une certaine réussite). La mort de M. Erhard a anéanti une pratique jusque là fructueuse alors que le passif qualifié en détournement atteint les 900.000 frs.
Gustave Lepant, contrairement à son patron, n'échappera pas à la justice et à la prison. Malgré un excellent avocat, le bâtonnier Labori, et diverses circonstances atténuantes qui lui seront accordées, il est condamné à 4 ans d'emprisonnement. [4]
Divorcé, ruiné, il est libre avant la déclaration de guerre. La maison de ses parents au Vésinet, a dû être vendue pour s'acquitter de lourds dommages-intérêts. Au procès, il a plaidé la perte au jeu de sommes importantes. Peut-être avait-il eu le temps de sauver quelques biens au cours d'un bref séjour à Bruxelles juste avant son arrestation. Cette éventualité, évoquée par la presse, ne sera pas prise en compte au procès.
Remarié en 1921 avec une amie d'enfance catovienne, devenu comptable à Paris, il ne fera plus parler de lui.

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    Notes

    [1] Archives municipales du Vésinet. Le paraphe est illisible mais bien conforme à celui de Pierre Gustave Lepant dans les actes d'Etat-civil (mariage, décès de sa mère).

    [2] Il y a quelques ratures (validées) sur son acte de décès. Sa date de naissance semble avoir posé des problèmes. Elle est née à St-Andreux en Côte d'Or le 12 Ventôse An VIII, ce qui correspond au 3 mars 1800.

    [3] Jean-Pierre Ernest Bernadac avait une résidence d'été au 4 rue Thiers (actuelle Henri-Cloppet). Son décès prématuré en 1882, à 51 ans au Vésinet privait les institutions charitables de la jeune commune d'un contributeur généreux.

    [4] Au moment des faits, les agents de change étaient les seuls intermédiaires financiers habilités à négocier l'achat et la vente de titres cotés à la Bourse de Paris. Ils bénéficiaient d'un statut d'officiers ministériels tout en exerçant une activité commerciale dans des sociétés de droit privé. Léon Erhard avait joué, spéculé avec l'argent de ses clients et ses détournements s'élevaient à plusieurs millions. Il avait aussi floué ses commenditaires. Son suicide mettait fin aux poursuites le concernant. Les sommes détournées par le fondé de pouvoirs, bien qu'appartenant aux clients de l'étude, étant dans les coffres de M. Erhard, l'inculpation relevée contre M. Lepant était celle d'abus de confiance par salarié.


Société d'Histoire du Vésinet, 2022 • www.histoire-vesinet.org