J.P. Debeaupuis, étude bibliographique, 2010.

La légende du "Bois de la Trahison", de la "Table de la Trahison"

La Trahison de Ganelon selon la légende

Voici comment la légende est présentée dans les plus anciens ouvrages sur le Vésinet [1; 2], conforme du reste à l'histoire popularisée par les manuels scolaires durant plusieurs générations:
"Nous sommes au temps de Charlemagne. C'est en ce temps-là que la forêt du Vésinet puise sa première légende dans une trahison. 
Charlemagne avait brisé la puissance féodale et l'avait faite vassale. Bien des haines et des ressentiments couvaient. Appelé par les émirs de Sarragosse et de Barcelone, que menace le kalife de Cordoue, le roi Charles se décide à passer les Pyrénées. Il rassemble les princes et les seigneurs alliés et appelle toute la chevalerie franque sous sa bannière.
A la tête de 134 000 hommes, parmi lesquels son neveu Roland, les comtes Olivier de Genève, Estulfe de Langres, Noël de Nantes, les rois de Bretagne et de Bordeaux Arostagne et Gaifre, les ducs de Bourgogne, Samson d'Aquitaine, Engelier de Renault de l'Aubespine, Gaultier des Ternes, Arnault de Bellande, Guérin de Lorraine, du roi des Frisons Galdebob, de Ganelon et de cent autres, il se dispose à se mettre en route, écrit Tulpin, l'archevêque de Reims, secrétaire du roi, qui est du voyage.
Les Gascons et les Navarrais des Pyrénées, animés depuis longtemps contre les rois francs, s'allient aux Sarrazins pour tâcher de susciter des embarras à l'armée de Charlemagne. Ils pensent à exploiter la rancune de plusieurs des princes francs contre Charlemagne et Roland, et dépèchent des envoyés à l'un d'eux, Ganelon de Hauteville. Ces seigneurs acceptent, moyennant de fortes sommes d'argent, de se faire complices de l'ennemi. C'est dans la forêt du Vésinet que se donnent rendez-vous les conjurés, où les envoyés des Sarrazins les attendent. Et là, à l'ombre des chênes touffus, dans le silence des bois, Ganelon et ses complices signent, sur une large pierre, leur pacte impie."

Roland à Roncevaux (vitrail, Cathédrale de Chartres)

"L'on sait ce qui s'ensuivit de la marche de Charlemagne à travers l'Espagne et de son retour à travers les Pyrénées, où l'arrière-garde, commandée par Roland fut assaillie par les Gascons, et taillée en pièces à Roncevaux ; la plupart des seigneurs francs tués. Ceci se passait en 778. Charlemagne rechercha les traîtres. Ganelon de Hauteville [3] et ses complices furent pris et livrés aux pairs du royaume, qui les condamnèrent à être brûlés vifs sur un bûcher élevé au lieu même où s'était signé le pacte de trahison. Et la forêt vit un jour les flammes l'éclairer et la fumée l'obscurcir : c'étaient les traîtres qui expiaient leur forfait".
Du moins, c'est ce que la Chanson de Roland, chanson de geste du XIe siècle, nous a transmis de ce lointain fait d'arme.

De la légende à la réalité historique

En se rapportant aux écrits d'auteurs tels que Eginhard (~775-840) historien du règne de Charlemagne, Scipion Dupleix (1569-1661), dès le début du XVIIe siècle, remet en cause cette trahison, contestant la réalité historique de personnages tels que Ganelon. Il croit à une confusion entre ce personnage légendaire de la Chanson de Roland et l'archevêque de Sens (Ganelon, connu aujourd'hui sous le nom de Wénilon) qui, sous Charles-le-Chauve, petit fils de Charlemagne, abandonna son roi pour Louis-le-Germanique. Pour cette trahison qui eut un grand retentissement, Wénilon aurait été condamné à être écartelé, mais le roi Charles-le-Chauve aurait renoncé à faire appliquer la sentence. Ceci se passait vers 860, soit presque un siècle après la date de la présumée trahison fatale à Roland. Au XIXe siècle, François Génin (1803-1856) reprit l'idée de cette confusion et consacra une importante étude à l'histoire de Wénilon.
L'Abbé Lebeuf, au milieu du XVIIIe siècle avait entre les mains des éléments précieux pour apporter de nouveaux éclaircissements [4]. Selon une étude qu'il fit pour localiser un combat opposant francs et vikings, il conclut que l'Ile de la Loge (Magna Insula vestri Logia ou Grande île de l'ancienne tour) île de la Seine au niveau de la machine de Marly, aurait abrité un camp retranché de Normands pendant près de quatre ans. Ce camps aurait été assailli par Charles-le-Chauve. C'est durant cette guerre contre les "Vikings" que Wénilon choisit de prendre parti pour Louis-le-Germanique. Il se trouvait alors au voisinage immédiat du Bois de la Trahison. C'est le mémoire d'accusation de Charles-le-Chauve contre Wénilon qui permit à Lebeuf de localiser le lieu du combat. Mais Lebeuf, qui mentionne au passage le Bois de Trahison comme une source de bois possible pour les vikings et se fonde sur les relevés de l'Abbé de la Grive, pour situer le camp retranché, ne connaissait peut-être pas l'hypothèse de Scipion Dupleix. Il faut préciser enfin que l'hypothèse de Lebeuf quant au lieu du combat dans l'Ile de la Loge n'est pas acceptée par tous les historiens. Le mystère demeure.

La localisation du Bois et de la Table de la Trahison

C'est généralement à Estienne Pasquier (1529-1615), historien, jurisconsulte et poète, que l'on attribue la première mention de ce Bois de la Trahison et sa localisation dans le Bois du Vésinet. Son élève et ami, André Duchesne (1584-1640) publia les "Lettres d'Etienne Pasquier" dès 1619, où on relate la légende et son explication maléfique en ces termes:

... A une lieue de Saint-Germain, tirant vers la ville de Paris, se voit un bois taillis au milieu duquel il y a un chemin passant, dont d'un côté prenez une branche, elle flottera sur l'eau, ainsi que tout autre bois; de l'autre, prenez une autre branche, elle ira au-dessous de l'eau comme une pierre, et l'appelle le commun peuple pour cette cause le bois de la Trahison, disant que pour une trahison qui avoit été autrefois commise Dieu l'avoit voulu châtier de cette façon. Quelques historiens tiennent que ce fut de ce Ganelon qui trahit la maison des Ardennes, les pairs de France et les plus belliqueux capitaines de Charlemagne. Et voit-on encore dans ce bois une grande table de pierre, sur laquelle ils content que fut conçue et formée l'infortune de cette journée tant mémorable de Roncevaux. [5]

Le texte de Pasquier lui-même ne sera publié qu'en 1633 [6]. Il est un peu différent:

Entre la ville de Paris & le Chasteau de S. Germain en Laye, nous avons un bois taillis au milieu duquel il y a un chemin passant, dont d'un costé prenez une bràche, elle flottera sur l'eau, ainsi que tout autre bois, de l'autre prenez une autre bràche, elle ira dessous de l'eau comme une pierre. Et l'appelle le commun pour cette cause le Bois de la Trahison. Disant que pour une trahison qui y avait esté autres-fois commise, Dieu l'avait voulu chastier de cette façon.

Pasquier estime qu'il est "plus permis de douter du fait" [le bois qui ne flotte pas] que de la trahison "qui peut avoir été commise en ce lieu quoi qu'on n'en dise point le temps et les circonstances". Il n'est plus fait allusion à l'histoire de Ganelon, déjà reconnue trop incertaine.
En fait, le texte de Pasquier n'est ni le premier, ni le plus intéressant, quant à ce lieu mystérieux que l'on visite depuis des décennies. Pasquier n'a fait que répertorier quelques secrets de nature dont il est mal-aisé de rendre la raison, de vieilles histoires mystérieuses qu'on se transmet par tradition orale. Il ne s'est pas rendu sur place, n'a rien vérifié et sa contribution nous en apprend moins que les récits de voyageurs que nous allons citer.

Un premier récit de voyage [7] en Allemagne et en France, date de 1517 soit un siècle avant Pasquier  ; il y est question d'un personnage de la famille d'Aragon, et de son secrétaire, le Chanoîne de Beatis qui tint le journal du voyage. Il raconte que, entre Poissy et Paris, on "traverse un petit bois qui ne s'est jamais développé et s'appelle encore aujourd'hui le bois de la Trahison, parce que Ganelon y trahit le roi Charlemagne". On retiendra cette observation "un petit bois qui ne s'est jamais développé".
Un autre récit de voyage datant de 1624, dû à l'allemand Justus Zinzerling (~1590-1629) mentionne la même légende, mais en désigne l'emplacement de façon plus précise [8]:

Lorsque tu es à Paris, il ne faut pas négliger de visiter les lieux voisins les plus remarquables [...] il y a la ville de Saint-Germain-en-Laye, située à cinq lieues. Elle ne manque pas d'une certaine antiquité. Le roi Charles V en commença le château, ou du moins le restaura ; mais François Ier, passionné pour la chasse, le fit reconstruire avec plus d'éclat. Cette ville ne fait partie d'aucun diocèse. Elle est contiguë à une forêt de chênes, appelée le Bois de la Trahison.
Dans l'angle qui regarde la ville, on m'a montré une grande table de pierre auprès de laquelle on dit que la trahison fut conçue et je laisse à d'autres le soin d'expliquer en quoi cette dernière consistait, et qui l'exécuta, ne voulant pas m'égarer dans les choses incertaines. On prétend aussi que les branches des arbres de cette forêt jouissent de cette propriété singulière de couler au fond comme les pierres, au lieu de surnager si on les jette dans la Seine ; mais je n'ai pas expérimenté le fait.

On appréciera la rigueur toute germanique de cet observateur circonspect. Tous les éléments de la légende sont là : les chênes, le Bois et la Table, ainsi que cette curieuse propriété attribuée au bois du lieu, qui ne flotte pas normalement mais coule au fond de l'eau.

Plus sérieux, un document officiel [9], daté du 11 mars 1602, mentionne explicitement le "Bois de la Trahison", précisant qu'il s'agit de la partie de la forêt du Vésinet qui se situe au nord du Grand Chemin de Paris à St-Germain. Ce document, une estimation des terres que le roi Henri IV envisage d'acheter et d'aménager en face de son Château Neuf est antérieure au tracé des grandes allées paysagères qui donneront son caractère au Bois du Vésinet.

...Plus, de l'autre costé du grand chemin de Paris [au nord] et le long d'iceluy, depuis la dite riviere jusqu'aux bois dudit Chastou, apelé le bois de la Trahison, sont aussy terres non labourables, dependant de ladite maison, qui sont pareillement en friches, bruyeres, hayes, buissons, pasturages, quelques bois taillis de petitte contenance, mal venans, de peu de valleur, qui sert de garenne peuplée de lapins, desquels il y a quelques petits baliveaux.... [voir le texte]

Au XVIIe siècle, la France était, après l'Italie, le pays le plus visité par les étrangers. Sous Louis XIV particulièrement, la renommée du Roi, l'éclat de la Cour de France et de la civilisation française devenue le modèle de l'Europe, les attirèrent en grand nombre à Paris. Dans un pays pacifié et centralisé, les voyages étaient plus faciles et moins dangereux aussi les étrangers remplissaient-ils par milliers les hôtels de la capitale. [10] Il n'est pas surprenant que notre légende revienne dans tant de récits de voyages : les guides touristiques de l'époque en faisaient mention, tels celui de Jacques de Fonteny [11] au début du XVIIe siècle où l'on peut lire :

Chose admirable à voir à une lieue de S. Germain-en-Laye ou environ : C'est qu'il y a un bois taillis, presque tout de chesnes qu'on appelle le bois de la trahison, duquel si on prend quelque rameau ou brâche, & qu'ó le jette en la rivière de Seine, voisine de là, il va tout droict au fonds ainsi qu'une pierre. Quelque uns tiennent qu'en ce bois fut brassé le monopole de ceux qui auvec Gannelon sieur de Hutefueille [3], trahirent la maison des Ardennes, & les Pairs de France, les plus braves capitaines de la suitte de Charles-le-Grand (laquelle histoire est très véritable) & qu'en horreur d'une si maudite menée, Dieu a voulu monstrer combien elle lui fut déplaisante. Ce bois n'ayant depuis porté aucun fruict & à mesure qu'ó le coupe il demeure sans germer, ni produire, quoy que le chesne peuple assez de son naturel la terre où il est enraciné.

Le souci de ces auteurs n'est pas la vérité historique mais celui d'éveiller la curiosité du voyageur, l'inciter à faire un détour, aussi le rappel du fait historique s'accompagne toujours de l'anecdote du bois frappé de malédiction, qui coule si on le jette à l'eau. Même histoire dans le "dictionnaire" de Juigné-Broissinière [12] publié à Paris en 1644 [on a conservé la forme d'époque]:

St-Germain en Laye, villette de l'Isle de France à cinq lieues de Paris, lieu de plaisance de nos Roys, & l'un des plus gracieux en seiour. Charles V jetta les premiers fondemens du vieil Chasteau, & du depuis fut orné & embelly de plusieurs délices & singularitez par les Roys suivans, spécialement par Henry le Grand, qui y fit bastir le nouveau Chasteau, auquel il n'espargna rien de ce qui pouvoit esclairer sa gloire & relever son honneur.
A une lieuë près il y a un bois taillis au milieu duquel il y a un chemin passant, dont les branches des arbres d'un costé jettées dans l'eau y flottent, & celles de l'autre vont au fond : l'on l'appelle cómunement le bois de la trahison, laquelle on estime avoir esté faite par Ganelon, qui livra aux Sarrazins l'armée de Charlemagne.

Un voyageur italien, Sebastiano Locatelli (1636-1709) éclésiastique de Bologne qui visita la région parisienne entre novembre 1664 et mai 1665 [10], rapporte dans son manuscrit, que "Saint-Germain-en-Laye est une fort belle petite ville à cinq lieues de Paris. Charles V et François Ier, attirés par les belles chasses des environs, firent reconstruire le château, et entourer la vaste forêt d'une chaîne de fer pour empêcher les bestiaux d'y pénétrer". Ce détail de la chaîne de fer au XVIe siècle est intéressant. Il est à rappocher du "fossé large et profond et d'une haie, formée de pieux liés les uns aux autres" que François Patrocle, seigneur de Croissy fit édifier au XVIIe siècle, puis au "mur des garennes" bâti au XVIIIe, à la veille de la révolution. Ces barrières rappellent les rapports difficiles qui existèrent toujours entre les autorités et les paysans travaillant la terre au voisinage du "bon plaisir du Roy".
Dans la suite du récit on retrouve la légende toujours dans des termes analogues, et toujours plus de détails: "Dans un coin de cette forêt se voit encore une grande table de marbre d'un seul morceau, près de laquelle on complota autrefois de trahir le Roi". Cette fois, la table est de marbre ! et le traducteur-éditeur de ce récit, Adolphe Vautier, le complète en 1905 par une longue note où il précise: "On l'appelait le Bois de la Trahison, et la table Table de la Trahison ; c'était là que, suivant la légende, Ganelon avait conspiré contre Charlemagne et ses pairs. La table a disparu, mais le carrefour de la forêt où elle se trouvait porte le nom d'Étoile de la Trahison."

Un manuscrit sur les "antiquités de St-Germain", trouvé lors de travaux de restauration [13] comporte un paragraphe se rapportant à "La Garenne du Vésinet":

Garenne de Vézinet.
Gamelon (sic), neveu de Charlemagne, est tiré a quatre chevaux à cause de ses trahisons.
De l'autre côté de la rivière de Seine, dans la plaine nommée Vézinet, il y a un petit bouquet de bois de chêne qui contient environ deux arpens, qu'on nomma Le Bois de la Trahison ; on prétend qu'il est ainsi nommé à cause de plusieurs notables trahisons qui s'y sont faites, et surtout celle que fit Gamelon de Haute-Feuille [3], qui, par un traité qu'il fit avec les Sarrazins, fut cause de la défaite de l'armée de Charlemagne à Roncevaux; quelques temps après il fut pris et condamné à être démembré par quatre chevaux, ce qui fut exécuté.
On prétend qu'en mémoire de cette perfidie, le bois de quelques-uns des arbres de ce bosquet, coupé et jeté dans l'eau, va aussitôt au fond, et que ceux que l'on coupe par le pied ne repoussent point....

Ce manuscrit, écrit par un témoin oculaire de l'agonie et de la mort de Louis XIII (1643) et qui comporte un chapitre intitulé "Antiquités de St Germain en Laye", fut rendu publique par l'architecte A. Joly en 1869; il pourrait dater du milieu du XVIIe siècle. Il n'est cependant pas précisément  attribué. Une de ses originalités pour ce qui concerne notre histoire, est d'évoquer le "démembrement" de Ganelon (ce démembrement par quatre chevaux était le supplice d'écartèlement auquel, l'autre Ganelon, ou Wénilon, l'évêque de Sens, était condamné). Ce manuscrit est aussi le seul à faire état de "plusieurs notables trahisons" . Enfin il suggère  que le Bois de la Trahison n'est qu'une petite portion de la Forêt, un bosquet de quelques arpents.

Ajoutons à cette liste des écrits antérieurs à la création de la Colonie du Vésinet, le chapitre "les Vanteries françaises" de l'ouvrage d'Alexis Monteil [14], où l'anecdote est mentionnée dans des termes désormais familiers : "A St-Germain-en-Laye, on vous recommande d'aller voir avant tout la forêt de la Trahison, où le bois qu'on coupe d'un côté du chemin qui la traverse surnage comme le bois ordinaire, tandis que celui qu'on coupe de l'autre côté plonge comme une pierre".
En septembre 1709, le duc du Maine,  fils légitimé de Louis XIV, avait dit-on tenté l’expérience de la branche coupée, et  de retour à Marly où se trouvait la cour, il avait raconté au roi qu’elle avait réussi. Dangeau est muet sur ce point, Georges Poisson reste sceptique. [15]

Plans et Cartes mentionnant le Bois de la trahison

Les Archives municipales du Vésinet possèdent un exemplaire d'une carte rare et précieuse, due au "cosmographe" François de La Guillotière (~1530-1594) intitulée "L'Isle de France. Parisiensis agri descriptio. auctore F. Guilloterio Biturigi". L'exemplaire conservé aux archives nationales est daté 1598. Tracée vers la fin des années 1580, elle a été publiée dans un atlas et nous est ainsi parvenue. Diverses éditions, de 1600 à 1635, en couleur ou non, ont été produites en France et en Flandres. Le Bois de la Trahison y est très finement représenté mais la "cosmographie" n'était pas encore la "géographie" moderne.

L'Isle de France. Parisiensis agri descriptio. auctore  F. Guilloterio Biturigi (détail)
Cartographe : François de La Guillotière,  ~1590,  [Archives municipales du Vésinet]

Dans le "Dictionnaire universel de commerce, contenant tout ce qui concerne le commerce qui se fait dans les quatre parties du monde" ouvrage posthume de Jacques Savary des Bruslons (1657-1716), publié en 1744 [16] on trouve un "factum" [mémoire] exposant une affaire qui opposa François Patrocle à des habitants de Croissy (1661). Ce factum comporte une petite carte, jugée exacte et précieuse par les historiens qui y voient la plus ancienne représentation détaillée de la Boucle de Montesson.
On y décrit la fameuse clôture qui fermait le territoire de la seigneurie aux "exploits des bêtes sauvages" et des "lapins" et l'emplacement des deux maisons des gardes, situées à l'est de "l'Ormeraie" d'Henri IV et du terrain vendu à Louis XIII. Cette petite carte permet de retrouver des localités qui se sont depuis développées: les petits manoirs et résidences seigneuriales de La Vaudière (actuellement "La Vaudoire", hameau dépendant de Sartrouville) et de La Borde, puis les petites agglomérations de Montesson, située à l'est et au nord du bois de la Trahison, du Pecq, qui n'est marqué sur le plan que sur la rive gauche, et, du Vésinet, qui n'était alors qu'une résidence de second ordre, centre d'importantes garennes. Enfin en face de Croissy, de l'autre côté du fleuve, s'échelonnent Lucienne (Louveciennes), Bougival, La Chaussée, Malle-maison et Ruël.
Sur ce plan, le Bois de la Trahison est nettement au nord (septentrion) d'un axe reliant le pont du "Pec" à celui de "Chattou".

Sur la plaine de Vézinet (et parfois Vizenet), avec ses terres labourables et ses "bois taillis" ont apprend que "les fourrés avaient été coupés en 1600 par de grandes avenues, plantées d'ormes", et sur "le bosquet de la Trahison où s'étaient, paraît-il, tramés des complots contre l'État" on précise que "les chênes avaient des branches et des rameaux qui avaient la singulière spécialité de s'enfoncer dans l'eau, à peine y étaient-ils posés".

Dans la description de la Maîtrise de St Germain en Laye [17], figure la forêt de Laye de 5550 arpens, tant en futaye que baliveaux [18] sur taillis; le parc du Château, 350 arpens ; la forêt de Marly de bois taillis, 2141 arpens; la Gruerie [19] de Vizenet en bois de remise [20], 648 arpens; l'arpent le Roi, bois taillis, environ 7 arpens ; tous ces bois sont de chênes, charmes, coudres, châtaigniers, & bois blancs.

De la même époque, plusieurs cartes plus ou moins précises font apparaitre le Bois de la Trahison. Il est situé dans la partie nord de ce qui constitue le territoire actuel de la Commune du Vésinet, le sud constituant la Garenne. Mais au XVIIIe siècle, on a tendance à considérer le Bois dans son ensemble et, peu à peu, le nom de Vizenet, Vézinet, Vésinet va s'imposer.
On peut se reporter aux cartes de la première moitié du XVIIe siècle : la Carte du gouvernement de l'Ile-de-France, par D. de Templeux, 1617; la Carte générale de l'Ile-de-France, de N. Tassin, 1648; celle du diocèse, prévôté et élection de Paris, de N. Samson, 1652.

Il faut se rappeler qu'à l'époque des premiers récits de voyage, les allées plantées d'arbres n'existent pas encore, que la route de Paris n'est pas l'actuel boulevard Carnot mais un chemin empruntant à peu près le tracé de l'actuelle voie ferrée pour éviter les reliefs. Henri IV fait tracer les premières allées monumentales, bordées d'ormes, peu après 1600, ce qui va changer profondément la physionomie du lieu. Mais longtemps elles resteront décoratives et leur usage pour y circuler sera même prohibé.


Environs de Paris par N. de Fer (1705) P. Starckman (graveur) 24,4 x 34,6 cm
Publié dans "L'Atlas curieux" ou le Monde réprésenté dans des cartes générales, orné par des plans et descriptions des villes capitales
par Nicolas de Fer. - A Paris, Chez I.F. Bernar, gendre de l'auteur, 1725.

On notera les allées forestières tracées sur ordre de Henri IV, Louis XIII et Louis XIV entre 1600 et 1664.

On pourra dès lors se reporter à notre rubrique des Cartes anciennes et plus spécialement à la carte particulière des environs de Paris de MM. de l'Académie des Sciences, 1674-1678, par F. Lapointe, la première vraiment scientifique.

La Légende du Bois de la Trahison, de sa Table, du Chêne de Roland et des récits fantastiques s'y rapportant resurgissent au milieu du XIXe siècle, dans les brochures distribuées aux voyageurs des lignes de bateaux de Paris au Havre puis à ceux de la ligne de chemin de fer Paris-St Germain. Adolphe Joanne, Ferdinand de Lacombe, Pierre Larousse, Labedollière les reprendront à l'identique.
Voici, précisément comment F. de Lacombe [21], se référant à Pasquier, inscrit dans la nouvelle Colonie du Vésinet la Légende de la Trahison:

Quelques faits intéressants pour notre histoire sont restés gravés dans les annales de Saint-Germain-en-Laye. Le trépas du paladin Roland, et le désastre de la chevalerie française, dans la sombre embuscade de Roncevaux, furent, si l'on en croit les romanciers, résolus sous l'ombrage discret de ses futaies. La tradition rapporte qu'il y avait au moyen-âge, dans la partie de la forêt qui appartient au Vésinet, une table de granit sur laquelle Ganelon de Hauteville et les conjurés signèrent le pacte sanguinaire qui vouait à la mort Roland, les douze pairs du royaume et les seigneurs des Ardennes. Cette pierre légendaire s'appelait la Table de la trahison.
Elle a disparu, mais l'enceinte mystérieuse dans laquelle s'ourdit le complot renferme un carrefour appelé encore l'Étoile de la trahison. Charlemagne, suivant le même récit, livra les coupables au bûcher sous le feuillage des chênes, témoins muets de leur terrible serment".

Outre le Bois et la table de la Trahison, la légende mentionne aussi le Chêne de Roland, censé se trouver au voisinage de la pierre légendaire. Mais aucun des textes cités ci-dessus n'en fait état.  On peut comprendre que mille ans après les faits le chêne ait disparu. Pourtant M. Robert, auteur de l'album-guide du même nom (1905) croit pouvoir en situer l'emplacement et donnera à sa maison, le nom de villa Roland en son honneur. Elle est en fait construite à l'emplacement des dépendances de l'ancienne maison de garde, dont il subsiste encore une partie, de même que le vieux puits, aussi ancien, c'est à dire fort loin de l' Etoile de la Trahison.
Bien qu'elle n'ait pas été représentée sur les cartes officielles du début du XIXe siècle (cadastres de 1800 et 1820), elle est bien visible sur plusieurs cartes du Bois du Vésinet, en particulier celle d'Alex Goujon, réalisée pour le retour de cette réserve de chasse dans le domaine du Roi.

En guise de conclusions

Si rien ne permet d'étayer la véracité historique d'une quelconque trahison, la tradition populaire nous a transmis que ce lieu avait abrité des tentatives de complot contre l'Etat. Cette même tradition a lié à cette félonie mémorable une curieuse observation : le bois d'un certain lieu aurait eu la propriété de couler à pic contrairement à l'habitude. Ce fait peut-il avoir un quelconque fondement ? peut-être car des spécialistes de la biologie végétale conviennent qu'un chêne dont la croissance aurait été particulièrement lente, du fait du climat, du sol ou de quelque autre cause, pourrait produire un bois très dense aux propriétés de flottabilité réduites. Ceci est peut-être à rapprocher des diverses constatations sur la croissance difficile ou limitée de ces arbres.

Au XVIe et au début du XVIIe siècle, le Bois de la Trahison est décrit comme un petit bois, un bosquet de quelques arpents, presque entièrement constitué de chênes, qui ne s'est pas développé. Puis on nous dit qu'il fut entouré de chaînes sur ordre du roi pour empêcher les bestiaux des paysans d'y pénétrer. Au début du XVIIe siècle Henri IV l'agrandit, y fait tracer les premières avenues bordées d'ormes. Louis XIII l'agrandit encore. Une soixantaine d'années plus tard, Louis XIV poursuivra la métamorphose en faisant tracer de nouvelles voies et planter des milliers d'arbres.

La forêt que l'on désigne comme "bois taillis" ou "bois de remise", déclarée comme "gruerie", pullule de gibier au point que le Seigneur de Croissy doit faire élever des clôtures pour protéger les champs de ses paysans. Celui de Chatou, un peu plus tard, instaurera des tours de garde nocturnes. Finalement, au XVIIIe siècle on se résoudra à construire un mur de pierre.

Les géographes du XVIIIe siècle sont plus "scientifiques" dans le tracé de leurs cartes. Pour la plupart, ils ignorent le Bois de la Trahison pour signaler la Garenne du Vésinet, excepté dans le cas d'un plan très local (intitulé la Garenne du Vézinet) où une note manuscrite rappelle que "Le Bois de la Trahison" ou  "Forêt de Cornillon" fut vendu au roi Louis XIII par le Seigneur Portail, seigneur de Chatou ; c'est bien dans la partie nord du bois que se situe la parcelle qu'il vendit.


La Table de la Trahison au XIXe siècle (Carte, Axel Goujon éd.) vers 1829.

Ignorée aussi par les plans cadastraux de la révolution et de l'Empire, la légende de la Table de la Trahison réapparaît avec la restauration et le retour du Bois du Vésinet dans le domaine royal ... mais il a changé d'emplacement, (voir la carte de Goujon). On lui attribue une Étoile de la Trahison (Lacombe). Celle-ci sera effacée dans le paysage remodelé par le Comte de Choulot, et la Table de pierre, de granit, voire de marbre (des roches bien exotiques pour le Vésinet) sera détruite pour permettre l'installation d'un kiosque à musique [22].
 A l'occasion du vote de la loi érigeant le Vésinet en commune en 1875, la légende de la Trahison ressurgit [23]:

LA LÉGENDE DU VESINET
Comment se fait-il, se demande le Journal des Débats, que M. Rameau, dans sa philippique adressée à la Chambre le 31 mai contre la prétention du Vésinet d'être érigé en commune, n'ait pas révélé les faits légendaires atroces, qui ont fait à la future commune la plus effrayante renommée ?
L'ancien maire de Versailles eût produit une impression terrifiante s'il eût raconté à ses collègues ce qui suit sur le Vésinet. La forêt du Vésinet, ou ce qui reste de cette forêt, est, de temps à autre, visité, la nuit, par des spectres carbonisés. Ce sont les ombres de personnages fort connus dans l'histoire du huitième siècle, et qui ont été les héros de drames terribles de complots qui ont eu pour témoins les futaies épaisses et séculaires, naguère disparues, de ces lieux.
La forêt du Vésinet s'appelait alors Vesiniolum , et avait pour surnom la forêt de la trahison. Voici pourquoi. Vers 777, Ganelon de Hauteville et d'autres aventuriers avaient choisi un carrefour du Vésinet pour le rendez-vous des conspirations et des trames odieuses qui eurent pour résutlat de livrer le fameux Roland-le-Preux aux mains des Vascons. Roland commandait à Roncevaux une partie de la vaillante armée de Charlemagne. Par suite de la traîtrise des conjurés du Vésinet, cette armée fut anéantie en 778 dans un défilé des Pyrénées. Eginhard, secrétaire de l'empereur, Roland et plusieurs autres personnages furent massacrés.
Cette trahison criait vengeance. Charlemagne ordonna l'arrestation, la pendaison ou la flambaison de Ganelon et de ses complices. Ce fut ce dernier supplice que l'on choisit.
Une nuit de cette même année, au centre où les coupables ourdissaient leurs projets de trahison, à ce carrefour que traversaient en tremblant les habitants de Chatou, du Pecq et de Croissy, on fit un grand amas de branches de chêne, de feuilles et de bois de sapin; puis on étendit et on lia sur ce bûcher les misérables qui avaient livré aux Vascons d'Espagne et d'Aquitaine l'élite de l'armée et ses valeureux chefs.
L'échafaud flamba si bien, que le feu fut communiqué à la forêt, et que l'on eut grand'peine à s'en rendre maître. Des corps des suppliciés, il ne fut trouvé nulle trace.

Ainsi parée, avec quelques détails inédits lui conférant une dimension fantastique, à défaut de réalisme et de crédibilité historique, comme les journalistes savent parfois en donner aux fables, la légende fut remise au gout du jour, reprise et citée dès lors dans tous les ouvrages sur le Vésinet. Aujourd'hui encore, les historiens locaux se perdent en conjecture....

****

    Notes et sources bibliographiques

    [1] Beaume Edmond, Annuaire historique, administratif et commercial du Vésinet, Imprimerie Lefèbvre, Paris, 1882.

    [2] Thibault D. & Deloison G., Le Vésinet et ses environs , Histoire, Administration, Commerces, 1892.

    [3] Ganelon (Gamelon, Ganellon, Gamelan) est de Hutefueille au XVIe siècle, de Hautefeuille ou Haute-Feuille aux XVIIe et XVIIIe, puis de Hauteville au XIXe.

    [4] LeBeuf, Abbé J., Mémoire sur la situation de l'Ile d'Oscelle connue sous le nom d'Ocsellus dans les monumens historiques du IXe siècle. Histoire de l'Académie royale des inscriptions et belles-lettres, T.20, 1753.

    [5] Duchesne André, Les lettres d'Estienne Pasquier, Paris, 1619.

    [6] Pasquier Estienne, Des Recherches de la France, livre IV, chapitre 29 : De quelques secrets de nature dont il est mal-aisé de rendre la raison, chez Olivier de Varenne, Paris, 1633.

    [7] Rubrique littéraire, Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français, 1903.

    [8] Zinzerling Justus, Voyages dans la Vieille France, avec une excursion en Angleterre, en Belgique, en Hollande, en Suisse et en Savoie. (traduit du latin par B. Thalès), Paris, 1859.

    [9] Visite et estimation des seigneuries du Pecq et du Vésinet faites d'ordre du roi à la suite de leur achat à Bréhant de la Roche, 11 mars 1602.

    [10] Vautier Adolphe, Voyage de France, moeurs et coutumes françaises (1664-1665), relation de Sébastiano Locatelli (1636-1709) traduite sur les manuscrits autographes et publiée avec une introduction et des notes, par Adolphe Vautier, chez A. Picard & fils, Paris, 1905.

    [11] Fonteny, Jacques de, Les Antiquitez, fondations et singularitez des plus célèbres villes, chasteaux, places remarquables, églises, forts, forteresses du royaume de France, avec les choses plus mémorables advenues en iceluy, reveues, corrigées et augmentées de nouveau avec une addition de la chronologie des roys de France. chez J. Bessin, Paris, 1614.

    [12] Juigné-Broissinière Denis de, Dictionnaire théologique, historique, poétique et cosmographique (T.1) Paris, 1644.

    [13] La Concorde de Seine & Oise, 22e année, n°16, 25 février 1869.

    [14] Monteil Amans-Alexis, Histoire des Français des divers états, ou Histoire de France aux cinq derniers siècles [Tome 3] chez W. Coquebert (Paris), 1817.

    [15] Poisson Georges, La curieuse histoire du Vésinet, Le Vésinet, 1975.

    [16] Savary des Bruslons Jacques, Dictionnaire universel de commerce, contenant tout ce qui concerne le commerce qui se fait dans les quatre parties du monde" ouvrage posthume, chez Cramer & Philibert, Genève, 1744.

    [17] Dulon J, Saint-Germain-en-Laye (Seine-et-Oise). Capitaines et gouverneurs, maîtrise et Gruerie, chez C. Lévêque, Saint-Germain-en-Laye, 1899

    [18] Arbre réservé, lors de la coupe d’un taillis, afin qu’il puisse devenir arbre de haute futaie.

    [19] Étape refuge des grues, échassiers migrateurs dont la chasse était très prisée.

    [20] Taillis planté qui sert de refuge au gibier.

    [21] Lacombe Ferdinand de, Le Château de Saint-Germain-en-Laye, chez Dumaine, Paris, 1869.

    [22] L'Industriel de St-Germain (2 Août 1862) se fit l'écho des regrets exprimés par certains de la destruction de cette "vieille relique" lors de l'édification du kiosque. Elle se serait trouvée à l'emplacement du premier kiosque à musique, près de la "Station du Pecq" et du lac de la Station. Mais Robert la situe plus au nord, vers le lieu-dit "le Petit Vésinet" près de l'actuelle passerelle (route de la Passerelle). Enfin, plusieurs cartes de la forêt au XIXe siècle la situent beaucoup plus à l'Est, allée d'Isly.

    [23] Le Journal des Débats politiques & littéraires, 9 juin 1875.


Société d'Histoire du Vésinet, 2010- www.histoire-vesinet.org