D'après Marcel Raval dans Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques - n°14, 2e année, 20 janvier 1923. Illustrations complémentaires,

Music-hall et poésie : à propos de Chester Kingston

On parle beaucoup de la poésie qui se dégage d'un spectacle de music-hall. Il me semble qu'on se comprend généralement mal sur ce sujet. Ceux qui, lassés des pièces littéraires qui, à chaque scène, accouchent d'un symbole viennent au music-hall, croient découvrir dans la douche des projecteurs, dans l'interjection blagueuse des titis de promenoirs, dans le côté pittoresque de certaines attractions, une atmosphère improvisée à laquelle le souvenir de Toulouse-Lautrec ajoute encore du prestige.

Cette optique-là me parait aujourd'hui défectueuse et bien faussée. Il existe pourtant de curieuses correspondances entre l'esthétique du music-hall et l'œil de certains poètes. (Pas celui de M. Richepin, bien entendu). Il s'agit de ceux dont le public s'imagine encore qu'ils le bernent. Si la poésie que nous aimons ne dérive pas directement du music-hall, il n'est pas niable que celui-ci lui ait donné une fameuse leçon d'équilibre et de concision. Pas un geste qui ne soit indispensable à la grâce du tour de force. Pas un mot qu'on ne puisse biffer du poème sans qu'il s'écroule. C'est un peu au music-hall que la poésie moderne doit son divorce d'avec la littérature et les idées. (Il serait amusant, au même titre, de démêler, par exemple, l'influence du Code civil sur Hugo ou celle des explorations sur Baudelaire.)

L'extraordinaire Chester Kingston,

ce chinois énigmatique – et flegmatique – qui a stupéfié le monde en s'amincissant et en s'aplatissant aux yeux de tous !

BnF, département des Arts du spectacle, 4-COL-180 (149) © Bibliothèque nationale de France

 

Je viens de voir Chester Kingston à l'Olympia. Cet Américain de New-York se dit Chinois pour ajouter du mystère à l'énigme de sa désarticulation. Il a tort. Refuge de l'anti-Art, du faux génie, de la malice qui n'est pas cousue de fil blanc, le music-hall doit pouvoir se passer d'une ruse si grossière. Ceci posé, je dois reconnaître que les « tours » de Chester Kingston rencontrent en nous de secrètes et subtiles affinités. Cet homme-serpent glisse à travers les barreaux d'une chaise comme le poète force les mots à de souples contorsions de sens. Il se tient plié dans une boite à thé comme mille suggestions tiennent en un vers. De même que Walter et Briant et quelques autres, il pourrait servir de pierre de touche au public pour saisir les déformations que les jeux de leur esprit imposent à certains artistes. Le souci de briser sans cesse les perspectives, d'associer sans explication deux choses dissemblables, le besoin de bousculer la logique, de flatter l'absurde et le surnaturel, rattachent au music-hall des poètes aussi différents que Max Jacob et Paul Eluard. Mais le droit que le public reconnaît à l'illusionniste, par exemple, de changer des mouchoirs en roses de papier ou de faire s'envoler des montres d'un cornet vide, il le refuse à l'esprit du poète. Ceux qui se plaisent au music-hall se fâchent de certains livres, sans saisir la contradiction qu'une telle attitude implique.
Neveu du contorsionniste Walter Wentworth, Chester Kiesling alias Le Grand Kingston se taille une place bien personnelle dans cette discipline en adoptant un costume chinois. Sous l'appellation « The Chinese Puzzle » ou « L'homme puzzle », il combinait des dislocations avant et arrière et des équilibres sur les mains, mettant ainsi en valeur le contrôle de chaque partie de son corps.

Vers la fin de sa carrière, âgé de près de cinquante ans, Chester Kiesling avait posé sans son habituel costume du chinois flegmatique

dans les positions remarquables de son prestigieux et fascinant numéro.

BnF, département des Arts du spectacle, 4-COL-180 (149) © Bibliothèque nationale de France

 

****

Complément biographique

BnF, département des Arts du spectacle, 4-COL-180 (149)

© Bibliothèque nationale de France

Chester Kingston, né Chester A. Kiesling, se plait à présenter lui-même le kaléidoscope de ses postures de contorsion comme « un puzzle chinois ». En effet, à l'instar de jongleurs ou de magiciens européens à cheval sur les deux siècles, il endosse un costume de chinois auquel il joint des décors et des accessoires, ciselés, laqués, décorés de dorures.
Il apparaît pour la première fois en France en 1919 à l'Olympia, puis sur la piste du cirque Monbar en 1919 où, impressionnées, Marthe et Juliette Vesque réalisent une planche aquarellée de ses exercices. Il s'établit dans la région parisienne où il épouse une danseuse française, Marthe « Gabrielle » Mansuelle, dite Esmeralda. L'étrangeté de son travail lui procure de nombreux engagements, notamment à l'Olympia où il apparaît dans un programme de 1920 sous la simple mention de son nom encadré de points d'interrogation… Considéré alors dans la revue Comœdia comme « l'attraction la plus inquiétante du monde », il y est présenté l'année suivante comme « (…) l'extraordinaire Chester Kingston, ce chinois énigmatique – et flegmatique – qui a stupéfié le monde en s'amincissant et en s'aplatissant aux yeux de tous ! ». Entre 1923 et 1930, il apparaît régulièrement au programme de l'Olympia, du Cirque d'Hiver ou du Cirque Medrano, suscitant à chaque fois les mêmes commentaires élogieux. En 1933, alors qu'il revient d'une longue tournée en Amérique, on salue dans les colonnes de Comœdia « son travail indéréglable, présenté avec esprit, sa boîte à thé, ses glissements dans un étroit cerceau et à travers le dossier d'une chaise, les mille jeux de son corps docile et nonchalant, tour noué et dénoué avec une facilité qui semble tenir du songe… ». Sa dernière apparition a lieu au Cirque municipal d'Amiens en juillet 1947.


Société d'Histoire du Vésinet, 2014-2021 • www.histoire-vesinet.org