Principale source : La Lanterne - 4 septembre 1889 - 13e année, n°4519. La fin tragique des sœurs Cuvelier Un drame effroyable vient de se dérouler au Vésinet et de répandre dans cette paisible et coquette localité une émotion indescriptible. Il ne s'agit de rien moins que d'un assassinat, de deux suicides et d'un incendie. Nous allons raconter ces lugubres événements tels qu'il résultent de l'enquête à laquelle nous nous sommes livrés. Les demoiselles Cuvelier Celles-ci menaient une existence bien originale. Jamais elles n'avaient voulu prendre aucun domestique à leur service. Criblées de dettes M. Jean qui, comme nous l'avons dit plus haut, représente au Vésinet, leur propriétaire, leur avait maintes et maintes fois réclamé les termes échus. Il n'y pas longtemps, il leur envoya son commis, en qui il a une confiance absolue, pour toucher 326 francs. Grande fut la surprise de l'employé lorsque Marie Cuvelier lui demanda la note acquittée. Elle lui remit 226 francs seulement en ajoutant que le compte était exact. Le régisseur ne fut pas de cet avis et en fit l'observation à ces étranges demoiselles. On lui répondit que la somme intégrale avait été versée, que l'employé ne disait pas la vérité, que c'était un voleur. Le contraire fut prouvé. Avant le drame Dimanche soir, M. Jean, le gérant de leur propriété, rentrant chez lui vers neuf heures, reçut par la poste la lettre suivante :
M. Jean prêta peu d'attention à toutes ces menaces in extremis, croyant à une nouvelle excentricité de ses locataires. Il se proposa de tirer le lendemain, cette affaire au clair. Dans la soirée, des voisins entendirent des coups de feu et les aboiements plaintifs d'un chien. Cela leur parut quelque peu étrange, mais ils n'y attachèrent pas une trop grande importance. La maison incendiée Tous les matins, vers neuf heures, un garçon boucher se rendait à la propriété des demoiselles Cuvelier pour leur apporter les provisions de la journée. Hier [mardi 3 septembre 1889] il arriva, suivant son habitude, à la même heure et ne fut pas peu surpris de voir de la fumée s'échapper en nuages épais des fenêtres du premier étage. Soupçonnant un malheur, il courut à la mairie. Le maire, M. Ledru, étant absent [5] ce fut M. Cappe l'adjoint qui le reçut. Ce dernier, sans plus tarder se rendit à la villa en question avec quelques pompiers. On enfonça la porte du rez-de-chaussé. Aussitôt une fumée intense à travers laquelle on voyait des flammes très vives sortit, s'élevant à une grande hauteur. Les pompiers éteignirent rapidement l'incendie et pénétrèrent ensuite dans la maison. [6]
Les cadavres Au moment où l'on allait monter au premier étage, un des pompiers vit sous la table le cadavre de Sultane, la chienne terre-neuve des dames Cuverier. La pauvre bête avait la tête fracassée. L'adjoint, poursuivant sa visite, entra dans la première chambre qui se présenta à lui à l'étage au-dessus. Sur un lit à moitié brûlé était étendu le cadavre carbonisé et presque méconnaissable de Mlle Caroline Cuvelier. Celle-ci, qui était en chemise, avait les bras presque tordus et ramenés devant la figure, dans une attitude de défense et de frayeur. Dans la chambre voisine, le lit était également brûlé ; mais sur le canapé apparaissait un épouvantable spectacle. Un assassinat L'enquête a retracé de la façon suivante les scènes de cette horrible boucherie. Obsèques et inhumation L'enterrement des demoiselles Cuvelier devait être privé de tout service à l'église; mais, au dernier moment, le curé, M. l'abbé Boutroue, a consenti, sur les sollicitations de la municipalité, à ce qu'un service fût dit en la paroisse du Vésinet, bien qu'on ne sût pas exactement quelle était la religion des défuntes. A cinq heures et demie eut lieu la levée des corps. Trois corbillards sont venus les chercher pour les conduire à l'église, au milieu d'une foule considérable. Pendant cette opération une foule considérable n'a cessé de stationner aux abords de la maison de la route de Chatou [8]. L'aspect en est lugubre. Tous les meubles sont consumés, le plafond du premier étage, où étaient les trois chambres à coucher, s'est effondré au rez-de-chaussée. Dès le seuil de la maison, une forte odeur de chair, de bois et de papier brûlés vous prend à la gorge. Ainsi que la Lanterne l'a annoncé, il paraît établi que la plus jeune des trois sœurs était opposée à toute idée de suicide et que ses sœurs, résolues d'en finir avec la vie, l'ont tuée. Son corps, d'ailleurs, a été trouvé dans une attitude de lutte ; il n'y a pas trace de balle. Le parquet de Versailles poursuit son enquête. [9] Conclusion Pour finir, ce commentaire de Henry Fouquier, chroniqueur au journal Le XIXe Siècle : « Le triple suicide des demoiselles Cuvelier, au Vésinet, continue à faire l'objet de la curiosité du public et des commentaires de la presse. Comme nous sommes très badauds, on va pour ainsi dire en partie voir la maison sinistre, aux murs noircis par l'incendie, où le drame s'est accompli. Hier j'ai dû aller à Saint-Germain, et j'en ai profité pour faire un tour à la fête des Loges, bien déchue de son ancienne splendeur. Il y avait nombre de forains toujours, et même des baraques très belles, exhibant des ballets en plein air, avec de petites danseuses qui valaient bien celles qu'on nous montre parfois dans des théâtres que je ne veux pas dire. Mais le grand mouvement d'autrefois n'était plus là. Il n'y avait pas ces belles rôtisseries en plein vent où, jadis, les plus honnestes dames prenaient plaisir à s'arrêter, dînant sub Jove avec leurs amoureux. Et la fête étant, en somme, très morne, j'ai entendu des gens en nombre dire : « Allons donc, pour nous distraire, regarder au Vésinet la maison du triple suicide.» Et l'on partait joyeusement, ragaillardi à l'idée de l'horrible tragédie. » [10] La maison du 80, route de Chatou sera, vingt-quatre ans plus tard, le théâtre d'un autre drame qui défrayera la chronique durant plusieurs semaines, connu sous le nom de l'éthéromane du Vésinet. *** Notes et sources : [1] M. Jean JEAN, architecte bien connu au Vésinet, avait aussi une activité d'agent immobilier au n°10 rue du Départ. Il fut aussi témoin à l'acte de décès des trois défuntes. On lui doit la grille en fer forgé de la mairie. La "villa" de cette "très jolie propriété" est décrite ailleurs comme une "petite maison avec jardinet". Certains articles de presse donnent comme adresse le 82, route de Chatou mais d'autres, comme les trois actes de décès donnent le 80. Le Rappel, n°7117, 4 septembre 1889. [2] Louis Béguin, présenté comme le propriétaire de la villa, âgé alors de soixante-dix-huit ans, était « un brasseur très riche et très estimé ». Retiré des affaires depuis dix ans environ, M. Béghin était domicilié à Lille, au 17, rue d'Anjou. Les articles de presse utilisent les deux orthographes Béguin et Béghin indifféremment. Il s'avère que le propriétaire de la maison était un M. Marrot, ancien agréé, administrateur du Crédit foncier, « riche à près de quatre millions ». Le Rappel, n°7117, 4 septembre 1889. [3] Le Journal La Lanterne publia quelques jours après ce premier article, le détail de l'état-civil des demoiselles Cuvelier : Marie, Céline et Caroline Cuvelier sont bien nées à Lille. Elles sont venues au monde, les deux premières, rue Saint-Pierre, 27, et la dernière, rue de la Préfecture, 9. Marie est l'aînée et son acte de naissance porte la date du 12 janvier 1834. Outre la signature du père, le registre des déclarations, à l'état-civil, porte les noms des témoins qui étaient MM. Edouard Mathon, négociant, et Adolphe Leleu, banquier, tous deux domiciliés à Lille. La seconde, Céline, est née le 10 septembre 1815. Les témoins qui figurent au bas de la déclaration sont MM. Tripier, pharmacien, et Henri Mille, filateur, domiciliés à Lille. Quant à Caroline, la plus jeune, elle a vu le jour le 6 août 1833. Elle a eu pour parrains MM. Henri Mille et Edouard Duvivier, négociants. Leur père, Carolus-Aimé-Eugène Cuvelier, né en 1796, à Lille, y exerçait la profession de médecin et avait le titre d'officier de santé ; leur mère, Céline-Rose-Alba Algoin était originaire d'Hesdin (Pas-de-Calais) et était née en 1810. Le père de Carolus Cuvelier, natif d'Arras, était lui-même fixé à Lille en qualité de chirurgien. Il avait épousé une Lilloise, Charlotte Vandekeere, et habitait la rue Nationale d'alors. Détail curieux, l'aïeul signait son nom avec deux l. Le père des suicidés l'écrivait avec un seul. Les "journaux du Nord" consacrèrent à cette affaire et à cette famille plusieurs articles, repris et cités par le Gaulois. Il s'agissait de retrouver la trace d'éventuels parents et de comprendre pourquoi personne ne réclamait les corps. Le Gaulois, 7 septembre 1889, La Lanterne, [3] A Paris, où vers 1887 elles habitaient au 11, rue du Mont-Thabor, l'enquête de voisinage établit que les trois sœurs « occupaient un logement luxueux et payaient assez régulièrement leur terme. Elles n'y recevaient ni visites, ni correspondance. Elles passaient toutes leurs journées au dehors et ne sortaient qu'en voiture. C'était déjà la vie qu'elles ont toujours menée depuis ». La Lanterne, 9 septembre 1889. Elles habitèrent ensuite Chatou puis St-Germain-en-Laye avant de louer la maison du Vésinet. Le Rappel, n°7117, 4 septembre 1889. [4] On a la certitude que les demoiselles Cuvelier, depuis qu'elles habitaient le Vésinet, jouaient souvent, allaient sur le turf, espérant sans doute rattraper leur fortune perdue. Un habitant de Saint-Germain témoigna les avoir vues un dimanche jouer quatorze cents francs aux courses. C'étaient leurs dernières ressources. « Si nous gagnons, lui avaient-elles dit, cela ne fera que retarder d'un ou deux mois le dénouement fatal ! » La Lanterne, n°4519, 6 septembre 1889. [5] Elles auraient aussi expliqué leur situation pécuniaire par les pertes dues à l'affaire de Panama. Le Courrier de Versailles, 8 septembre 1889. [5] Le Maire, Alphonse Ledru (1848-1907) ne résidait pas au Vésinet mais à Versailles où il exerçait la profession d'avocat. Il possédait au Vésinet une résidence secondaire au 1, av. du Chemin-de-fer (RG), actuelle avenue Maurice Berteaux, à l'angle de la rue François Arago. [6] La presse locale met l'accent sur « le zèle et le dévouement de nos braves pompiers qui ont déployé, en cette circonstance, une énergie et un sang-froid peu communs, eu égard surtout aux horribles tableaux qui s'offraient successivement à leurs yeux au fur et à mesure qu'ils avançaient dans la maison. Nous les félicitons de la rapidité avec laquelle ils ont éteint les trois foyers d'incendie qui avaient été allumes par les demoiselles Cuvelier. Nous adressons plus spécialement nos félicitations au lieutenant Malgat, au sergent Périchet, qui ont pénétré les premiers dans la maison, et aux sapeurs Mauseau et Redon qui, avec leurs chefs, ont procédé, au milieu d'une chaleur étouffante, à l'enlèvement et à la descente des trois cadavres ». L'Avenir de Saint-Germain, 8 septembre 1889. [7] MM. Emile Cappe et Dufresne. Le Gaulois, 4 septembre 1889 n°2563. L'Avenir de Saint-Germain, 8 septembre 1889. [8] Un maçon nommé Delorme à qui l'on avait refusé l'entrée de la maison du drame, est monté pour voir du dehors, sur l'échafaudage d'une maison voisine. En voulant trop se pencher, il est tombé d'une hauteur de dix mètres. Il a succombé à ses blessures quelques semaines plus tard. Le Gaulois, 6 septembre 1889 n°2565. [9] Aucun parent ne vint réclamer les corps. Les scellés furent apposés le 4 septembre 1889 sur la maison du drame et M. Porte, huissier à Saint-Germain, agissant au nom du propriétaire, sollicita du tribunal de Versailles un arrêt l'autorisant à faire vendre en place publique ce qui restait des meubles des locataires. Le jugement fut rendu deux semaine plus tard, mettant fin à l'affaire Cuvelier. La lanterne, 17 septembre 1889. [10] Fouquier conclut sa chronique ainsi : L'éducation bourgeoise a-t-elle, presque partout en Europe, créé les mêmes cerveaux. Mais il est certain que cette éducation ne prépare pas du tout aux luttes de la vie, et que ce qu'on appelle « les femmes bien élevées » sont élevées de telle sorte que, si la fortune les trahit et si l'homme est absent de leur vie, elles ne peuvent pas se débrouiller. Les suicidées du Vésinet, qu'on ne peut se dispenser de blâmer, surtout d'avoir mis dans leur mort, des colères et des vengeances, n'en sont pas moins, par certains côtés, de déplorables victimes de l'éducation des femmes chez nous. Le XIXe siècle, journal quotidien politique et littéraire, n°6443, 5 septembre 1889.
Société d'Histoire du Vésinet, 2014 - www.histoire-vesinet.org |