Revue de presse (1860-1890)

La Villa Stoltz au Vésinet

Pas encore achevée, la curieuse maison que la diva avait commandée à l'architecte Pierre Joseph Olive faisait déjà "jaser". Bien qu'éloignée de la scène théâtrale, Rosine Stoltz, la Stoltz, demeurait un sujet de curiosité ; et la "folie" qu'elle se faisait construire au Vésinet, ce lieu neuf, lui-même objet de "réclame" ne pouvait passer inaperçue. Visible de la Terrasse du Château de St-Germain, la maison fut d'emblée présentée comme "le joyau du Vésinet". [1]

"Hier encore, vous vous le rappelez, ce bois du Vésinet avait une réputation exécrable. Il y a cent ans, on y volait à main armée. Il y a dix ans et même moins, on allait s'y couper la gorge en duel. Dans tous les temps on s'y promenait en soulevant sous ses pas des nuages de poussière. On y fait trois ou quatre saignées à la Seine toute voisine, et voilà un lieu plein d'enchantements ! Au bois du Vésinet le Parisien trouve aujourd'hui des lacs, une rivière qui serpente sous des chênes, et trois villages élégants que la truelle bâtit.
Au côté d'un massif de pins, j'ai vu s'élever une habitation féerique: c'est la future résidence de Madame
Rosine Stoltz. On fait grand bruit dans les foyers de théâtre de la résidence que Madame Rosine Stoltz se fait construire au milieu du bois du Vésinet, à côté de la petite rivière de Croissy.

6 octobre 1860

Qu'est-ce donc que cette habitation de la célèbre chanteuse? Le Figaro dit que c'est un chalet; le Journal amusant réplique que c'est un hôtel en style grec, une habitation féérique, une sorte de palais. On y décrit une colonade, des attiques, des portiques, des statues. Certains y voient "un Parthénon en raccourci".

"Figaro disait que c'était un chalet; Figaro a mal vu; c'est un château ou un temple corinthien, comme vous voudrez. Qui aurait cru que l'art grec aurait jamais poussé au milieu des bois du Vésinet?"[...]
Autre détail: La splendide habitation du Vésinet aura une volière qui ne renfermera pas moins de cinq cents chanteurs. Mais les gardes de la forêt ont ordre de tuer tous les merles. La prima donna n'a jamais voulu entendre siffler.

13 octobre 1860

Près de deux ans plus tard, c'est aux décors intérieurs que le Tintamare consacre plusieurs papiers [2]

Madame Stoltz se fait construire au Vésinet une habitation princière. L'ornementation ne laissera rien à désirer. Dans le salon et dans la salle à manger foisonneront les peintures gracieuses, les nymphes et les amours en costume mythologique. En revanche, la chambre à coucher sera traitée dans un style tout opposé. La décoration en sera sévère. Quelle anomalie! En vérité, c'est faire bon marché de la couleur locale. Serait-ce une ironie de l'architecte, ou du peintre?

28 septembre 1862


La Villa Stoltz (1861), Pierre Joseph Olive, architecte, dessin d'origine inconnue.

Ces décors intérieurs, exécutés par le peintre Mazerolles, dont certains éléments ont échappé à la démolition et sont conservés à Beauvais, ont fait l'objet d'études et de publications. [3, 4] On en retiendra en particulier:
     - les grisailles du vestibule représentant les neuf muses,
     - une frise coupée par les colonnes dans la pièce centrale, illustrant des danseurs, des femmes tressant des guirlandes de lauriers, Apollon, la Tragédie, la Comédie et la Musique,
     - les plafonds peints de l’Amour, de la Fantaisie, de la Fortune dans le salon galerie,
     - des figures en grisailles traçant diverses phases de la musique,
     - des médaillons de grandes artistes dans la grande salle des concerts, telles Malibran, Grisi, Stoltz et Rachel,
     - des sujets bibliques et la glorification de la Croix dans la chambre à coucher en forme d’oratoire, représentés sur murs et plafonds.
Mazerolles a, en outre, exposé
l'esquisse du plafond d'un des salons de la villa Stoltz : "l'Amour, la Fortune et la Fantaisie, panneau décoratif", au salon des arts industriels, à Paris en 1863. [5]

Le décor de la chambre à coucher comprenait cinq panneaux, " L'Apparition des anges à Abraham ", " Adam et Eve ", " Moïse sauvé des eaux ", " Ruth et Booz ", " Judith et Holopherne ". Quelques exemples sont reproduits ci-dessous.

Judith et Judith et Holopherne

Mazerolle Alexis-Joseph (1826-1889), musée de l'Oise, Beauvais

 

Apparition des trois anges...

Mazerolle Alexis-Joseph (1826-1889), musée de l'Oise, Beauvais

 

Moïse sauvé des Eaux

Mazerolle Alexis-Joseph (1826-1889), musée de l'Oise, Beauvais

  

Fragments de la frise : Adam et Eve...

 

...Eliézer et Rébecca, Agar et Ismaël...

 

Ce style religieux différait complètement de celui adopté dans les autres pièces de la villa, où prédominaient les allégories artistiques. Mais en vérité, "loin de toute austérité et du conformisme religieux, ce décor sied particulièrement à la forte personnalité de Rosine Stoltz. En effet, tous les épisodes du cycle décoratif de la chambre à coucher mettent en exergue le rôle central des femmes dans l'Ancien Testament, au point parfois de détourner le texte biblique. Dans ces oeuvres à la ligne maîtrisée, on reconnaît la formation classique de Mazerolle : le dessin est irréprochable et la matière très lisse, sans touche visible. Hors du temps, ces sujets ne laissent rien transparaître des sentiments du peintre : ils sont au service de la seule commanditaire et d'une certaine vision du Beau idéal" [Véronique, Wilczynski, MUDO].

C’est à Emile Cappe que Mme Stoltz s'était adressée pour qu'il exécute “le plus majestueux décors [...] avec de vastes pelouses couvertes de jolis bouquets des anciens arbres de la forêt; tout est harmonieux dans cette villa, et la grande artiste qui en fait l’ornement, et les beaux parterres dont elle est entourée. [6] Le jardin fit l'objet de visites par la société d'horticulture de St-Germain et d'un rapport très élogieux.

On a peu de sources sur la participation de Mme Stoltz aux loisirs de la contrée. A St-Germain-en-Laye, la presse fit état de sa présence remarquée, lors d’un concert donné dans un salon particulier du quartier de la rue de Boulingrin. "La reine de la fête, Mme Stoltz, est venue seulement en auditrice, belle et jeune encore; on a gardé le souvenir impérissable de la Favorite; sa prestance [...] rappelle Léonor" [7]. On signala aussi sa présence enthousiaste lors d'un gala à l'Ecole internationale: "Mme Stoltz, venue tout exprès de fort loin applaudissait chaleureusement et la musique et l'exécution" [8].
On a même écrit que la célèbre diva n'avait jamais habité ce "temple" [9]. Pourtant, des actes notariés de 1870 mentionnent la villa du Vésinet comme son domicile et nous apprennent que "épouse séparée de corps et de biens de M. Alphonse Lecuyer", elle a encore besoin de ce dernier "pour assister et autoriser ladite dame son épouse" [10].

"Plusieurs fois millionnaire, un peu fatiguée aussi, Madame Stoltz ne chantait plus; et que lui importait de ne plus chanter, puisqu'elle était assez riche pour vivre en reine ?
En reine, est-ce assez dire? Les habitués du vieil orchestre et les hommes de la vieille École disaient: en déesse. Et, en effet, en ce moment on se mettait à bâtir des villages au milieu des bois du Vésinet: alors elle eut une fantaisie surhumaine; elle voulut avoir par là un temple, et c'est bien un temple, style grec, réduction du Panthéon, qu'elle s'est fait construire. Si vous hésitez à me croire, allez au Vésinet, et vous verrez. C'est un temple qu'on vous montrera. Au reste, ce caprice n'a pas eu de suites. La divinité n'y est venue qu'en visiteuse. Elle n'a pas habité son temple
"
.

4 mai 1888

En 1869, Madame Stoltz avait décidé de se séparer de la maison et d'abord du mobiler [11]:

On vendait ces jours derniers à l'hôtel Drouot le mobilier de la villa du Vésinet appartenant à celle qui fut jadis la grande tragédienne lyrique Stoltz, qui est maintenant baronne de Stolzenau de Ketschendorf, ayant tabouret à la cour du roi de Saxe-Cobourg-Gotha. La baronne vient d'acheter, à quelques lieues de la ville de Gotha, la résidence princière de Ketschendorf où la reine d'Angleterre et le prince Albert avaient coutume de passer quelque temps pendant leurs excursions en Allemagne.

5 mai 1869

Dans l'annonce de son adjudication, la maison est décrite ainsi : Maison de Campagne gréco-romaine, richement meublée, située au Vésinet, Commune de Chatou (Seine-et-Oise), avenue Centrale rive gauche, n°92. Plusieurs annonces paraissent dans la presse locale et parisienne. La propriété a peut-être été vendue plusieurs fois en quelques mois. En 1873, elle fait l'objet d'une "folle enchère" de la part du sieur Nerbonneau; ce dernier enchérisseur ne pouvant s'acquitter du montant de son enchère, la villa fit l'objet d'une adjudication particulière et un descriptif complet fut publié pour l'occasion. [12].

Annonce originale, Le Temps, 18 juillet 1873.

Faute par M. Nerbonneau d'avoir satisfait aux conditions de l'adjudication à lui faite;
Et aux requête, poursuite et diligence de Madame Emerantine Cornet,veuve de M. Camille Salmon, ladite dame demeurant ci-devant à Paris, rue des Batignolles, n°43, et actuellement boulevard de Clichy, n°31 ; Ayant pour avoué constitué Me Charles Hippolyte Alphonse Le Brun,demeurant à Paris rue du 29 juillet, n°3, en présence ou dûment appelé de M. Alfred Nerbonneau demeurant à Paris, rue de la Chaussée d'Antin, n°10, adjudicataire fol enchéri ;
Et encore en présence, ou eux dûment appelés, de :
1° Madame Alice Thumeloup, épouse de M. Charles Frédéric Vurpillot, instituteur, et de ce dernier tant en son nom personnel que pour assister et autoriser la dame son épouse, demeurant ensemble à Paris, rue Chevert, n°30;
2° M. Paul Thumeloup, voyageur de commerce, demeurant à Paris, rue des Petites-Écuries, n°26;
Agissant, Madame Vurpillot et M. Paul Thumeloup, en les qualités énoncées dans l'enchère, co-licitants,
Ayant pour avoué constitué M° Adolphe-David Lamy demeurant à Paris, boulevard de Sebastopol, n°135;
II sera le jeudi vingt-un mai mil huit cent soixante-quatorze, à deux heures précises de relevée, procédé, en l'audience des saisies immobilières du Tribunal civil de la Seine, séant au Palais de Justice, à Paris, à la revente, sur folle enchère, au plus offrant et dernier enchérisseur, de l'immeuble ...

Une grande propriété dite Villa Stoltz, située parc du Vésinet, canton de Saint-Germain-en-Laye (Seine-et-Oise), ayant sa principale entrée route de la Prise d'Eau, et comprenant partie des lots 24, 28 et 29, et la totalité des lots 25, 26, et 27 de l'îlot n°5 de la division dudit parc.
Cette propriété est close de grilles posées sur bahut, avec pilastres en pierre surmontés de vases en fonte; murs et grillage en fer. Elle forme l'angle de la route de la Prise d'Eau et du chemin de la Grande Pelouse, et comprend :
1° Une maison d'habitation élevée sur caves, d'un rez-de-chaussée, d'un premier étage, et d'un deuxième étage sous combles; calorifère dans le sous-sol. Cette propriété offre à l'extérieur la forme d'une villa gréco-romaine, avec portique surmonté d'un fronton ornementé; péristyle de treize marches en pierre. Loggio à l'opposé; statues; motifs de sculpture; peintures émaillées.
La construction couvre une superficie de 400 mètres environ. On y trouve une vaste salle centrale, sur laquelle donnent tous les appartements, chambres à coucher, boudoir, grand salon, salle de billard, salle à manger, cabinet de toilette, salle de bains, cuisine. Trois entrées spéciales pour le rez-de-chaussée. Au premier, le portique donne accès par trois portes dans l'antichambre, peinte en grisaille (les Muses avec attributs).
2° Jardin et parcs dessinés à l'anglaise, plantés d'arbres rares et ornés de bassins. Le tout, d'une contenance superficielle d'environ neuf mille quatre cent quatre-vingt-dix mètres quatre-vingt sept centièmes, tient d'un côté à la route de la Prise d'Eau, d'autre côté au chemin de la Pelouse, et à M. Fouache, propriétaire du 21e lot de l'ilot, et au fond à M. Julien.

Ilot 5 On peut remarquer sur le plan (à droite) que les lots concernés ne sont pas contigus à la Route de la Villa Stoltz qui deviendra plus tard Route de la Villa Hériot .
Au conseil municipal du 12 novembre 1890, le Maire soumet au Conseil une proposition tendant à changer le nom de la route de la Villa-Stoltz en celui de route de la Villa-Hériot. M. Foucault (ancien maire) fait observer que le vote du Conseil en ce sens impliquerait un hommage public rendu à la mémoire de défunt M. Hériot "qui n'a jamais rien fait de son vivant, ni pour la France, ni pour le Vésinet". On lui répond que cela fera plaisir à son frère qui est un bienfaiteur de l'humanité.
M. Foucault rétorque que "M. le Commandant Hériot n'est pas en cause, que la flatterie humaine n'en est pas, heureusement, encore arrivée à élever des statues et à donner des noms de rues aux citoyens de leur vivant. Que fera-t-on pour honorer les services rendus si on décerne de pareils honneurs à ceux qui n'ont à leur actif aucun bienfait public".
Le Maire fait observer que ce n'est pas le nom de l'homme que l'on donne à la route, mais le nom de la villa. La proposition sera adoptée.
En 1911, pour faciliter le lotissement de la propriété, une nouvelle voie (privée) fut tracée. Communément appelée Nouvelle avenue Hériot, elle reliait l'Avenue Centrale à l'avenue Emile Thiébaut, entre le chemin de la Grande pelouse et la Route de la Villa Hériot. Elle prit le nom d'avenue du Maréchal Pétain au début des années 1920 puis rue du Général Leclerc à la libération [13].

Un fait divers tragique fut associé, peut-être à tort, à cette maison [14]:

"Cette villa, qui est devenue un cabanon, était autrefois la propriété d'une vieille dame, de mine austère, guimpée, pomponnée, attifée, drapée, se donnant des airs de Mme de Maintenon à Versailles. Cette vieille dame aux allures de reine de la main gauche avait été une des reines de Paris: c'était la Stoltz et elle avait fait frémir toute une génération de dilettantes quand elle répondait par des paroles embrasées d'amour à l'anathème furibond de Fernand maudissant la Favorite et renvoyant Léonor à son roi qui l'appelle dans son palais pour la couvrir "de honte et d'or".
La cantatrice retirée dans cette villa, au milieu des arbres, s'était tournée vers la dévotion. Elle s'était offert le luxe d'un chapelain, l'abbé Fr*** dont les déboires firent du bruit à Paris. Après la mort de la Stoltz, ses héritiers voulurent reprendre à ce malheureux chapelain les cadeaux que celle-ci lui avait faits. Il s'ensuivit un procès correctionnel, d'où il sortit indemne.
Mis en interdit par ses supérieurs ecclésiastiques, privé de toute ressource, l'abbé Fr*** en vint à solliciter pour vivre les plus humbles emplois. Et bien rarement il put s'y maintenir. Il fut arrêté deux ou trois fois, sommeillant sur un banc. Il soupait volontiers, aux Halles, de quelques trognons ramassés au tas d'ordures voisin. Une nuit un tripier, un brave homme le surprit, se réconfortant ainsi. Il l'interrogea.
– Pourquoi ne travaillez-vous pas?
– Je n'ai pas de travail.
–Venez avec moi, je vais vous en donner, vous êtes taillé en hercule!
L'abbé suivit son patron à la halle à la viande, on lui montra sa tâche. Il s'agissait d'emplir une hotte de têtes de moutons et de les décharger dans des voitures. Au bout de cinq ou six nuits passés à ce métier, le patron tripier, mis au courant de l'odyssée du curé-portefaix, le fit venir et lui dit: "Je suis désolé, mais je ne peux pas vous garder à mon service. Ce travail-là n'est pas fait pour vous, monsieur le curé. Vous me gâchez la marchandise. Vous me faites perdre plus que vous ne me rapportez. Tenez, voilà vingt francs, allez chercher fortune ailleurs!"
Cet ancien élève de séminaire, qui comprenait Virgile et peut-être avait traduit en vers quelques odes d'Horace, jugé incapable de charrier des têtes de mouton et de faire un bon garçon tripier, il y avait de quoi se pendre. C'est ce que fit le malheureux curé sans messe et sans ouvrage. Un soir d'automne, il vint à l'entour de cette villa où il avait été si heureux et se pendit à la branche d'un marronnier voisin.
"

A la date de la parution de ce "conte", en 1888, Madame Stoltz était encore bien vivante ! (elle mourra en 1903). Une autre pendaison fut rapportée, en 1890 [15]: "Le concierge de la villa Stolz, propriété du commandant Hériot, s'est suicidé, vendredi, à trois heures de l'après-midi. On l'a trouvé pendu dans un sous-sol de la villa."

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    Références bibliographiques :

    [1] Le journal amusant, 6 octobre et 13 octobre 1860.

    [2] Le Tintamarre, 28 septembre 1862.

    [3] Musée départemental de l'Oise, les collections du XIXe siècle, 1994.

    [4] L'industriel de St-Germain, 30 novembre 1861 [Article de Théophile Batz, " Une maison d'artiste au Vésinet "]

    [5] la Comédie, 27 décembre 1863.

    [6] Bulletin des Travaux de la Société d’Horticulture de St-Germain, (t.III, n°6, juillet 1865)

    [7] L'Industriel de St-Germain, 17 février 1861.

    [8] Journal des débats politiques et littéraires, 2 juillet 1868.

    [9] Gazette artistique de Nantes , 4 mai 1888.

    [10] Chez Me Delaunais, avoué, Versailles, 4 février 1870.

    [11] Le Gaulois, 5 mai 1869.

    [12] Le courrier de Versailles, 23 avril 1874.

    [13] Le Vésinet en chemins, AM Foy, 2012.

    [14] Seine & Oise illustrée, 4 novembre 1888.

    [15] Le Postillon de Seine-et-Oise, 27 avril 1890.


Société d'Histoire du Vésinet, 2010 -2017 • www.histoire-vesinet.org