Jean-Paul Debeaupuis, Société d'Histoire du Vésinet (2025)

Le Vésinet dans l'œuvre de Paul Ginisty (1855-1932)

En 1883, Paul Ginisty, jeune journaliste parisien, publie une sorte de guide de la société parisienne intitulé Paris à la loupe. C'est son second ouvrage après Les Idylles parisiennes (1881) un recueil de poésies.
Paris à la loupe est une chronique satirique et vivante de la société parisienne de la fin du XIXe siècle. L’auteur y observe les mœurs, les spectacles, les œuvres de charité et les travers du quotidien, avec humour et ironie, tout en offrant un portrait foisonnant de la capitale et de ses habitants.
L'auteur se fera une spécialité du genre de la chronique parisienne, très en vogue à l’époque, où l’on mélange observation sociale, anecdotes piquantes et satire. Ginisty décrit avec ironie les œuvres philanthropiques parisiennes, où la générosité se mêle aux vanités mondaines. Les lieux de spectacles (l’Odéon, le Théâtre Français) et d’autres institutions sont observés comme les reflets de la vie sociale et de la vie mondaine (salons, comtesses, intrigues et mondanités) sont racontés avec un ton à la fois amusé et critique.
Avec humour, Ginisty met en lumière les contradictions d’une société où la charité et la frivolité coexistent. Le ton ironique, vif, parfois moqueur, mais toujours élégant vise à divertir le lecteur tout en lui donnant une image « grossie à la loupe » des travers et des ridicules de la vie parisienne.
Curieusement, après avoir consacré 362 des 420 pages de son ouvrage à Paris intra muros, il nous en offre une quarantaine à cinq localités des environs, considérées comme des extensions de la vie parisienne : Cernay, Longjumeau, Clamart, Meudon et … Le Vésinet [1].

    Paris à la Loupe, Marpon & Flammarion, Paris (1883)

    LE VÉSINET

    ...

    Un froissement d'épées, l'éclair de deux lames, quelques gouttes de sang qui rougissent la blancheur d'un linge, des témoins qui s'empressent. Des saluts échangés, puis des landaus qui s'en vont au trot à travers la route bordée de grands arbres : voilà ce que les Parisiens d'aujourd'hui ont fait du Vésinet, ce charmant pays, tout neuf, que dominent les hauteurs de Saint-Germain, et qui, endormi l'hiver, se réveille tout à coup au premier souffle printanier, rouvrant les portes de ses coquettes villas, encore espacées les unes des autres.

    Jadis, c'était au Plessis Piquet que se dénouaient la plupart des affaires d'honneur. Les habitants y étaient habitués. Ils clignaient de l'œil d'un air d'intelligence en voyant arriver les adversaires, et, volontiers, ils indiquaient les bons endroits. Pourquoi le Plessis-Piquet a-t-il été délaissé? Mystère, ou affaire de mode! Toujours est-il qu'il serait à présent d'un genre déplorable de s'aller piquer le bras ou l'épaule ailleurs que dans l'allée des Bocages ou derrière la tribune du Champ de Courses. Si l'épidémie de duel continue, nul doute qu'un industriel ingénieux ne vienne y établir un jour un café, auquel il donnera pour enseigne : « Au rendez-vous des duellistes. »

    Un médecin sera attaché à l'établissement. L'endroit est charmant, au reste, et choisi à merveille non pour se couper la gorge, mais pour faire étinceler quelques gouttes de sang clair au soleil. Les casseurs de pierre cessent un moment leur besogne et regardent, les bras croisés - en connaisseurs, car ils ont maintenant l'expérience. Pour un peu, ils donneraient des conseils. De tous les duels du Vésinet, celui qui a fait le plus de bruit a assurément été le duel Pons – San Malato, l'an dernier. Il avait été à ce point ébruité qu'on s'y était rendu comme à un spectacle curieux et que les deux maîtres d'armes, le Français et l'Italien, engagèrent l'épée devant une cinquantaine de personnes. Un peu plus, et des paris se seraient ouverts! Ce duel là a tout à fait consacré la réputation du Vésinet.

    On se souvient des circonstances qui l'amenèrent : il y avait assaut à la salle Caïn. Quelques conseils donnés par Pons à l'adversaire de San Malato déplurent à celui-ci. Une rencontre fut décidée.

    Les pourparlers furent longs; il fallut avoir recours à un arbitrage, pour lequel on s'adressa à MM. Paul de Cassagnac et Alfonso de Aldama. Enfin, le 4 mai 1881, à quatre heures moins vingt minutes, l'engagement commençait. Pons, correct, calme, impassible, soutenait l'honneur de l'escrime française. San Malato, bruyant, soignant ses poses, comme au théâtre, mettait en ligne toutes les ressources de l'école napolitaine.

     

    ... Il n'y a que Le Vésinet ou Chatou pour ne pas être dérangé ...

     

    Le combat dura cinquante-cinq minutes. Enfin, San Malato reçut un coup d'épée à la main. Il s'avança vers son adversaire, et, avec cette emphase italienne qu'il possède à un joli degré, il prononça cette phrase étrange :

      MERCI, monsieur! vous me faites honneur, car j'aime la France, et je suis blessé par un Français!

     

    Au Vésinet se sont battus Aurélien Scholl et Louis Goudal, le baron Toussaint et Jehan Soudan, deux confrères de la presse, l'un ancien saint-cyrien, l'autre ancien polytechnicien, et sachant tous deux ce que c'est qu'une épée, le baron de Vaux, l'auteur des Tireurs au Pistolet, et le prince Murat, Théodore de Grave, qui prit la place de son client, bien d'autres encore, moins connus.

    – Il n'y a que le Vésinet ou Chatou pour ne pas être dérangé, disait un jour en riant Aurélien Scholl, parlant de duel.

    On n'a pas oublié, en effet, son duel légendaire avec Francisque Sarcey. Les deux adversaires étaient partis pour Mons. A peine avaient-ils croisé le fer que les douaniers belges arrivaient avec des gendarmes qu'ils avaient prévenus. Une chasse mouvementée commença ; enfin on atteignit le territoire français.

    De Maubeuge, Scholl et Sarcey s'en vont à Bade, sans repasser par Paris. Le duel a lieu. Mais la police a eu vent de l'affaire et se met à leur recherche. Ils quittent le grand-duché et apprennent, en revenant à Paris, qu'une vieille loi badoise, qui n'avait pas été abolie, punissait de mort les duellistes.

     

    C'est encore au Vésinet qu'eut lieu un duel – celui-là tout à fait homérique – auquel un aimable confrère, M. Robert du Breuil, fut mêlé en qualité de témoin. Quand la conversation vient à tomber sur le duel, il raconte volontiers l'anecdote, qui est, d'ailleurs, absolument véridique.

     

      C'était à la suite d'un joyeux souper où un ami enterrait sa vie de garçon. Un viveur d'un esprit charmant, M. Franz de *** , s'était laissé emmener, en dépit de la liaison récente qui l'attachait à une exquise petite veuve, à cette fête banale. Il y avait longtemps que, tout entier à son amour, il s'était exilé de la vie boulevardière. En se retrouvant à la table familière de Bignon, des souvenirs anciens le prirent. On le plaisanta sur la vie retirée qu'il menait maintenant, on l'excita par des plaisanteries bêtes : bref, quand arrivèrent cinq heures du matin, lui, si correct d'habitude, il était plus gai qu'il n'eût peut-être convenu.

      Le lendemain, - sans y mettre de malice, sans doute, - un des assistants, faisant allusion à la partie de la veille, dit, dans le langage trivial dont se servent à plaisir certains club men :

      – Ce pauvre Franz s'était un peu piqué le nez, hier.

      Franz de *** arrivait à ce moment. Il entraîna le jeune imprudent dans une embrasure de porte, et deux mots furent échangés. Le lendemain, à quatre heures, on se retrouvait au Vésinet.

      L'adversaire de Franz de *** n'était qu'une mazette : dix fois il se découvrit. Cependant, Franz ne profitait pas de ces avantages. Les témoins commençaient à se regarder avec inquiétude, lorsque Franz, faisant une feinte et liant le fer de bas en haut, se fendit à fond et atteignit le jeune homme au milieu de la figure - en plein nez. Il s'arrêta aussitôt, jeta son épée et salua.

      – Vous saurez désormais, dit-il avec un parfait sang-froid, que, si je me pique le nez, je le pique aussi quelquefois aux autres!

    ...

    Cette histoire, qui semble inventée à plaisir, est, je le répète, authentique et toute récente.

    J'avoue, cependant, qu'elle serait de nature à justifier ce mot de Coquelin Cadet, plus profond qu'il n'en a l'air : – Le duel est un mal nécessaire. C'est prouvé par une pantomime des Hanlon-Lees ! ...

Après ce long développement à propos des duels (dont on trouve dans la presse parisienne des centaines d'allusions plus ou moins mystérieuses : pour que l'honneur soit sauf, il fallait en rendre compte mais sans être trop précis – se battre en duel était un délit !) que Ginisty et son compère Jules Guérin (1845-1898) exploiteront dans leur roman La Fange (1888) [2] l'auteur en vient à la communauté vésigondine (le mot n'existe pas encore) et à sa préoccupation très précoce de sacraliser ses arbres. Dès la fin du XIXe siècle, la double injonction : se développer pour s'enrichir versus se protéger pour garder son paysage d'exception, conduit la colonie du Vésinet à une forme d'entre-soi qui perdurera jusqu'au milieu du XXe siècle … et bien au-delà.

Le Vésinet - Gravure de Henriot (1857-1933)dans Paris à la loupe [3]

Marpon & Flammarion, Paris (1883)

    LE VÉSINET (suite)

    ...

    Au reste, en dépit de sa sanguinaire réputation, c'est un endroit très civilisé que le Vésinet, qu'ont mis à la mode les manieurs d'affaires et les boursiers, qui, la journée de bataille finie, se retrouvent à la gare Saint-Lazare, au train de quatre heures trente-cinq. Pendant la demi-heure du voyage, on discute encore, parfois avec quelque âpreté, sur les valeurs contestées ou sur les intérêts pendants. Puis la petite gare apparaît. On pousse un soupir de soulagement - et l'on oublie les ennuyeux tracas d'une existence agitée. Les arbres du parc tamisent doucement l'éclat du soleil. On respire l'air à pleins poumons – et l'on se sent loin de la Bourse et du boulevard. Les conversations changent subitement :

      Eh! eh! encore un petit château qui s'élève … Décidément, on veut nous prendre d'assaut NOTRE Vésinet.

    C'est que les propriétaires du Vésinet sont, en effet, très égoïstes. Ils ont la fierté d'avoir découvert et créé ce pays, où d'aucuns ont fait une fortune sur les terrains, et, bien qu'en réalité ils voient avec plaisir sa prospérité croissante, ils se plaisent à pousser les hauts cris chaque fois qu'on abat des arbres pour bâtir une nouvelle maison.

    C'est il y a vingt-quatre ans, je crois, qu'un lanceur d'affaires, M. Pallu, s'avisa de découvrir que l'on transformerait aisément les bois du Vésinet en une coquette station d'été. Bientôt, en effet, les Parisiens en prenaient possession. C'était d'abord M. Boitelle, l'ancien préfet de police de l'Empire, puis M. Gavarry, dont le fils est aujourd'hui un de nos plus sympathiques diplomates [4], puis l'ancien restaurateur Laurent, qui vint jouir en paix d'une aisance laborieusement gagnée avec les « additions » des cabinets particuliers, puis M. Chaminade, le directeur du Gresham, qui attira les musiciens au Vésinet. [5]

    Le Vésinet était « lancé ! » Quelques jolies actrices vinrent y passer la saison chaude, entre deux voyages aux eaux ou aux bains de mer : cette pauvre Zélie Reynold, qui devait y mourir, mademoiselle Réjane et mademoiselle Lody, mademoiselle Righetti, qui, à son tour, y amena l'Opéra, représenté par Bosquin, par Neveu et par d'autres encore …

    Bizet, l'auteur de Carmen, a aussi demeuré au Vésinet. Une rue porte aujourd'hui le nom du regretté compositeur …

    Il faut entendre les propriétaires du Vésinet discuter avec ceux du Pecq, le pays rival ! Jamais le patriotisme de clocher n'a soutenu d'aussi rudes joutes ! Et, comme l'amour-propre s'en mêle, comme chacun y met du sien, il se trouve, en fin de compte, que, bien que de date récente, le Vésinet est pourvu, de par la générosité des Parisiens en villégiature, de ce qui manque encore a bien des communes très anciennes.

    La fondation des écoles, des crèches, des asiles, est le prétexte de fêtes intimes dans la colonie parisienne ; de sorte que, à tout prendre, il n'est guère de pays où l'on s'amuse plus utilement!

    Ah! dit-on le soir de ces jolies réunions de charité, qui assurent quelque fondation depuis longtemps souhaitée, c'est au Pecq qu'on va être jaloux!

Paul Ginisty (1855-1932)

Détail. Album Mariani (Tome 9, 1904)

Eugène Léon Paul Ginisty était né le 4 avril 1855 à Grenelle (commune intégrée à Paris en 1860). Il fut d'abord journaliste et collabora à plusieurs journaux (La République française, le XIXe siècle, le Petit Parisien, Gil-Blas, L'Eveil, …) comme rédacteur, chroniqueur, puis rédacteur en chef. En particulier, il donna pour le Gil-Blas L'Année Littéraire (de 1885 à 1893) une revue très appréciée. Il fut aussi auteur de romans, d'études de mœurs, d'écrits historiques et de pièces de théâtre. De 1896 à 1906, il fut directeur du théâtre national de l'Odéon, puis il devint inspecteur des monuments historiques (1914-1924). Commandeur de la Légion d'honneur (1928), il fut aussi lauréat de plusieurs prix : prix Monbinne (1891), prix Montyon (1898), prix Marcelin-Guérin (1923). Président de l'association syndicale de la critique littéraire et musicale à Paris ; fondateur de la Société de l'Histoire du Théâtre dont il fut le secrétaire général.
Marié à Genève le 8 février 1883 avec Louise Antoinette Bellamy, ils eurent un fils unique, Pierre Ginisty (1884-1914), avocat et critique littéraire promis à un brillant avenir, lieutenant au 153e RI, tué à l'ennemi le 24 décembre 1914 à Saint-Julien (Ypres) en Belgique.
Paul Ginisty est mort à Paris (1er Arr.) le 5 mars 1932. Il est inhumé au cimetière de Montparnasse.

****

    Notes et sources:

    [1] Les huit pages consacrées au Vésinet reprennent largement le contenu de sa chronique dans La Revue Illustrée de l'année précédente : Ginisty, Paul - Le Vésinet. in La Revue illustrée, Paris, 17 juin 1882.

    [2] Guérin, Jules et Ginisty, Paul. La Fange (roman) Marpon & Flammarion, Paris (1881)

    [3] Henri Maigrot dit Henriot, né le 13 janvier 1857 à Toulouse, mort le 10 août 1933 à Nesles-la-Vallée, est un littérateur, dessinateur et caricaturiste français connu sous le pseudonyme d’Henriot ou de Pif.

    [4] Pierre Marius (dit Mario) Gavarry, propriétaire et rentier, possédait une villégiature au Vésinet, 9 rue Georges Bizet. De son mariage avec la fille de son voisin, Napoléon Sépot, tailleur à Paris et autre notable du Vésinet, naitra Napoléon Camille (dit Fernand) Gavarry (1856-1931), qui sera ambassadeur et commandeur de la Légion d'Honneur. Nous n'avons pas trouvé trace du Préfet Boittelle (Boitelle, Boistel) au Vésinet, ni parmi les propriétaires inscrits au cadastre, ni parmi les villégiateurs recensés.

    [5] Pierre Hippolyte Chaminade, père de Cécile Chaminade (pianiste virtuose et compositrice) organisait dans sa propriété du Vésinet au 39 boulevard du Midi (actuellement 41 bd du Pt Roosevelt), des concerts privés pour satisfaire les gouts de sa fille tout en lui interdisant de se produire en public, ce qu'elle ne fera qu'après sa mort.


Société d'Histoire du Vésinet, 2025 • www.histoire-vesinet.org