D'après Léon Groc dans Le Petit Parisien, 1er septembre 1933.

Sous la douceur voilée des ciels de l'Île-de-France

Au flanc du coteau de Saint-Germain s'accrochent, semblables à un régiment de géants qui aurait été pétrifié pendant l'assaut, les maisons grises du vieux Pecq. Or ce vieux Pecq du Vert-Galant est encore relativement récent si on évoque l'antique Alpecum du VIIIe siècle, où Childebert III eut une villa et dont les vignobles étaient si renommés que les moines, qui héritèrent de cette villa, se firent donner par les paysans, comme redevance annuelle, 350 muids de vin d'Aupec. Et ces moines s'y entendaient selon les chroniqueurs du temps !... Qui connaît, maintenant, le vin d'Aupec ? Je sais un habitant de la localité qui a pu faire mûrir, dans son jardin, quelques grappes dont il essaya, par curiosité pure, de faire un peu de vin. Il affirme par un euphémisme complaisant, que sa médiocre piquette a un « petit goût de terroir ». Ses amis, qui sont bien polis ne lui disent pas que terroir en l'espèce, est synonyme d'aigreur.
Un pont de pierre relie ce Pecq rive gauche au Pecq rive droite. Ce pont de pierre, qui n'a que cent ans, a remplacé la passerelle en bois où, en 1815, un débris de la Grande Armée tenta vainement de s'opposer au passage de l'armée prussienne.
Après le rond-point poussiéreux, bien connu des automobilistes, l'on aborde le parc du Vésinet [1]...

Léon Groc (1882-1956)

Ah ! si tous les lotissements qui, depuis quelques années, ont pullulé dans la région parisienne s'étaient inspirés de l'exemple du Vésinet, quelle jolie banlieue nous aurions. Quatre cents hectares de bois, lotis et défrichés en 1875, sont devenus aujourd'hui la plus fraîche, la plus tranquille et la plus plaisante des localités, grâce à des servitudes judicieuses et sévères, qui ont sauvegardé de vastes pelouses et d'aimables bosquets. Cette cité de verdure, agréable et policée, occupe un ancien territoire de chasses royales qu'illustrait une curieuse légende, selon laquelle un certain chemin de la forêt de Vesiniolum aurait été bordé d'arbres dont les branches, au lieu de flotter sur l'eau, s'y seraient enfoncées comme de lourdes pierres.
Ce serait là le châtiment infligé par la colère divine à cette forêt, dite forêt de la trahison parce qu'elle aurait servi de cadre au complot tramé par le traître Ganelon contre le paladin Roland, et qui eut à Roncevaux son tragique dénouement.
Mais la colère divine est certainement apaisée et l'ancienne forêt de la trahison, découpée en jardins fleuris et ombragés, n'a plus rien de sinistre.
De même les cités voisines, Chatou et Croissy, qui connurent au moyen âge toutes les horreurs sanglantes de la guerre, semblent maintenant engourdies dans une heureuse quiétude.
Qui croirait qu'après avoir été fortunées et florissantes durant plusieurs siècles, elles furent si copieusement et si fréquemment pillées, saccagées, ravagées, qu'au recensement de 1470, Chatou n'avait plus que quatre habitants, et Croissy deux seulement. [2]

Les grâces de leurs rivages devaient leur valoir par la suite une prospérité nouvelle qu'elles partagèrent avec Bougival, blotti dans la verdure, sur la rive opposée. Corot fut charmé par ce site enchanteur, que les peintres fréquentèrent avant même les canotiers. Maupassant l'aima, le décrivit, le para de toute la séduction de son propre talent. Les îles de Chatou et de Croissy eurent, il y a un demi-siècle, une vogue éclatante. Des casinos s'installèrent dans la région. Une plage microscopique, avec des cabines de bains, des tentes multicolores s'y créa de toutes pièces et ce fut la fameuse Grenouillère où tant de Parisiens vinrent, en été, faire la trempette et que Maupassant introduisit, toute grouillante de vie, dans la littérature française.
Et puis la mode passa. Mais Chatou, Croissy, Bougival ont gardé leur beauté et n'ont fait que gagner à la raréfaction des guinguettes du bord de l'eau. Le souvenir de l'auteur de Bel-Ami leur confère ce grain de mélancolie qui ajoute à la poésie d'un cite et l'on se plaît à évoquer la figure si captivante de cette Yvette, qui est sans doute la plus prenante des héroïnes du romancier.

On prétend, à Chatou, que celle qui servit de modèle à Yvette vit encore. C'est une octogénaire, toute courbée par l'âge, avec des yeux clairs et doux ... son visage de parchemin. Elle achève de vivre dans la paix et dans le silence, cependant que l'île de Chatou, éternellement jeune avec ses pâturages d'un vert toujours tendre, vient de se rappeler bruyamment, l'an dernier, à l'actualité, par la mystérieuse et sanglante tragédie qui endeuilla sa ferme et dont l'auteur masqué est encore impuni.
La vie continue quand disparaissent les monuments du passé. Rueil n'a plus, de Richelieu, que la mémoire d'une époque de faste et de richesse.
Au superbe château entouré de fossés et précédé d'un arc de triomphe, il ne reste plus pierre sur pierre. Des merveilles de son parc, des grottes, des cascades des jets d'eau, il n'est plus que la description dithyrambique faite en vers latins par le jésuite Rapin, grand flatteur du Cardinal. Et le théâtre, lui aussi, a disparu cette scène où l'on joua du Scudéry, du Boisrobert, et même... du Richelieu, quand l'éminence daignait collaborer avec les poètes attachés à sa personne.
Il est bien dommage, en vérité, que la destruction soit si complète que l'on ne puisse vérifier le bien-fondé de certains récits chuchotés avec prudence et selon lesquels le beau château aurait eu ses cruels secrets, ses oubliettes et ses machines à tuer. on sait, en tout cas, qu'il fut se siège d'une cour de justice, ou fut assez sommairement condamné a mort le maréchal de Marillac, à la suite de la Journée des Dupes. On sait aussi que le père Joseph, la redoutable "éminence grise" hantait à pas feutrés les corridors et les salles du palais, dont quelques contemporains insinuèrent qu'il fut le mauvais génie.
Mais qui songe encore à tout ce passé dans les villas qui ont poussé en rangs serrés à la place où furent autrefois le parc et la demeure de Richelieu ?

Il est, tout près de Rueil, un autre chateau, bien conservé celui-là, dont la renommée éclipse celle du château détruit et où l'ombre de Napoléon fit oublier l'ombre de Richelieu. C'est Malmaison, qui attire et retient d'innombrables visiteurs séduits et touchés par l'émouvante et grandiose aventure de cette bâtisse élégante et simple. Elle contient une page, et non la moins glorieuse de l'Histoire de France. Tout y rappelle la vertigineuse ascension qui fit du général Bonaparte l'Empereur. Il l'avait achetée en 1799 et ce fut aussitôt son séjour favori. Ce fut là qu'il conçut puis réalisa son rêve prodigieux. Le 18 Brumaire y fut préparé et l'Épopée y naquit. Premier consul, il y vint régulièrement chaque semaine, du samedi au lundi, précurseur du week-end actuel, et y travailla avec cette puissance demeurée légendaire. Une salle de conseil y fut aménagée. Le code Napoléon, la Légion d'honneur, la Concordat sortirent des délibérations de Malmaison.
Tout ce qui permet d'évoquer cette époque a été rassemblé, avec un art et un goût parfaits, par le savant conservateur qui préside aujourd'hui aux destinées de Malmaison. La bibliothèque de Napoléon, sa table, son écritoire, son lit de camp invitent à l'admiration et au recueillement.
Mais c'est surtout une tendre figure de femme qui règne sur ces lambris ; Malmaison, c'est avant tout la demeure de Joséphine, c'est la cour gracieuse de la belle et touchante Créole, les parties de barres ou de collin-maillard dans les jardins, les fantaisies des nouveaux nobles, les écarts du protocole et les indulgences de l'étiquette. C'est le parc, sa collection botanique, son enivrante roseraie, son puéril jardin paysager, son hameau, sa laiterie, son temple d'amour. C'est le resplendissant séjour de la compagne adorée, de la femme gâtée, de l'impératrice adulée et c'est aussi la mélancolique retraite de l'épouse répudiée, sacrifiée à la raison d'Etat, et qui chercha l'oubli dans l'éclat éblouissant des réceptions et des galas. Jusqu'à son dernier jour, Joséphine resta la meilleure amie de l'Empereur. Elle ne survécut pas à l'Empire et mourut presque subitement, en 1814, tandis que les armées étrangères occupaient le sol français.
Dans l'église de Rueil, son tombeau de marbre blanc voisine avec le cénotaphe semblable de la reine Hortense, sa fille. Mais c'est à Malmaison que son âme vagabonde doit aimer à se poser, parmi l'atmosphère de ses grandeurs fugitives, dans ces appartements où Napoléon, vaincu à Waterloo, revint seul, un an après la mort de Joséphine, du 25 au 29 juin pour se recueillir devant la dernière et cruelle étape de son immense destinée. Déchu, trahi par ta fortune, abandonné à son tour par sa seconde épouse, évoqua-t-il durant ces quatre jours, cette âme et donc. qui avait animé le corps gracieux de la délaissée et avivé la flamme de ses beaux yeux ? On sait seulement qu'avant de se décider a partir pour l'exil dont l'aboutissement devait être le dur rocher de Sainte-Hélène, Il se livra à de longues et poignantes rêveries non loin du cèdre de Marengo qu'avait planté Joséphine au temps où souriait la victoire. Toute cette immense tragédie, le visiteur de Malmaison la revit avec intensité, tandis qu'à moins d'une lieue de là, rayonne, si différente, Une autre figure de femme, celle de Geneviève, la vierge de Nanterre, sainte patronne de Paris.
N'en déplaise aux traditions, Geneviève n'était pas une bergère, mais la fille d'un riche seigneur gallo-romain nommé Sévère. Pour sa pureté, sa piété, sa bonté, elle fut distinguée par Germain, évêque d'Auxerre, en route pour aller prêcher la bonne parole en Bretagne. Et le puits a été conservé, qui garde la mémoire de la sainte fille et des guérisons miraculeuses qu'elle aurait accomplies avec son eau. Le puits de Geneviève, à une heure de marche du château de Joséphine, c'est toute la Légende et c'est toute l'Histoire. [2]

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    Notes et sources :

    [1] Au moment de la parution de cet article, Léon Groc possède depuis trois ans une maison de villégiature au Vésinet (23, allée de la Meute) où il passe la « belle saison ». Cet article y a probablement été rédigé.

    [2] Plus exactement, d'après les livres de l'élection de Paris, on ne compte plus en 1470 que deux habitants à Croissy, quatre à Montesson ... mais tout de même trente à Chatou.

    [2] En 1935, Léon Groc devait publier avec Aristide Quillet, L'Ile-de-France par le texte et par l'image, ouvrage de 248 pages et 275 héliogravures.


Société d'Histoire du Vésinet, 2016 - www.histoire-vesinet.org