Fred Robida. Conférence extraite de Notre Vésinet, Syndicat d'Initiative et de Défense du Site, 1965.

Le Vésinet, une certaine manière de vivre...

Un expert en éthnographie qui entreprendrait de répertorier méthodiquement, suivant leur manière de vivre, les habitants des divers secteurs de la banlieue parisienne en viendrait certainement à cette conclusion que ceux qui résident au Vésinet constituent une catégorie à part, du seul fait des qualités intrinsèques de ce qu'il appellerait leur habitat et du climat social qui en découle et cela, quelle que soit la date, plus ou moins récente, de leur installation.
Sans être cet expert, il suffit d'avoir exercé sur place son esprit d'observation pendant un certain temps –pour moi il s'agit bientôt de 70 années– pour être assuré que les habitants du Vésinet, qu'ils en aient conscience ou non, pratiquent une manière de vivre qui leur est propre et j'ajouterai, dont ils ont le privilège exclusif.
Quelle est donc cette manière vésinétienne[1] de vivre, en quoi consiste ce privilège, à qui et à quoi est-il dû ?
Je définirais volontiers cette manière de vivre en ces termes: goûter simultanément les plaisirs du chez-soi et ceux qu'offre un vaste domaine public conçu de telle sorte que le chez-soi individuel s'insère harmonieusement dans un cadre paysager d'un exceptionnel agrément.
Nulle part en effet dans la banlieue parisienne, propriété privée et propriété collective ne sont aussi étroitement associées ; nulle part il n'est possible, au même degré, de tenir l'intimité familiale à l'abri des voisinages indiscrets et des promiscuités indésirables, sans pour autant se retrancher dans un farouche isolement.
Nulle part ne sont données aux nouveaux arrivés les mêmes garanties quant au maintien de l'état de choses qui les a séduits au point de les décider à prendre pied dans la commune.
Dans leur majorité, anciens ou nouveaux, les habitants du Vésinet y résident en conséquence d'un choix délibéré, par affinité élective aurait dit Goethe, et non par obligation ou par hasard. Il ne saurait être question de fidélité au terroir ancestral puisque, il y a cent ans, la forêt du Vésinet n'était peuplée que de gibier de poil ou de plume. Une sorte de sélection préalable ayant joué lors de leur implantation, ceux qui occupent son territoire ont donc des goûts analogues, et cela sans qu'il y ait lieu de distinguer entre anciens et nouveaux venus. On peut même observer chez ces derniers, dont une longue accoutumance n'a pas refroidi l'enthousiasme, un esprit vésinétien plus vif, une plus nette option en faveur de la manière de vivre que j'ai tenté de définir.., et qu'il convient de sauvegarder, car elle est menacée.

Elle est menacée par la force même des choses, qui évoluent dans un sens qui ne lui est pas favorable. Cette évolution, qui est fonction d'un ensemble de données matérielles, telles que l'intrusion de techniques nouvelles en matière d'équipement social ou ménager, la multiplication des véhicules motorisés, l'intensité de la circulation, toutes modifications dont la flore et la faune autant que les humains subissent les effets, se traduit, en premier lieu, par le morcellement des grandes propriétés, avec pour conséquence, outre la réduction des espaces plantés, une plus forte densité d'occupation, avec introduction massive de nouveaux venus non assimilables, ou qui le seront difficilement. Quoi qu'il en soit, il est clair que, aussi longtemps qu'à la propriété familiale individuelle, même réduite à l'extrême en ses limites, autrement dit à l'habitat traditionnel au Vésinet et qui en a déterminé le climat social on ne substituera pas de grands immeubles groupant sous le même toit un nombre important de locataires à qui toute réelle intimité sera refusée, dont les voitures encombreront le voisinage et dont les enfants n'auront d'autre terrain de jeux que la rue, la manière de vivre à laquelle mes propos se réfèrent ne sera pas gravement en péril. Le pire, ce serait qu'augmentât sensiblement le nombre de ces occupants défavorisés qui, ne jouissant pas d'un chez-soi indépendant du type en faveur au Vésinet depuis exactement cent ans, ne pourraient vraiment partager la manière de vivre à laquelle tant de nos concitoyens sont attachés; deux mentalités différentes se développeraient, divisant une population ayant jusqu'ici les mêmes goûts et les mêmes intérêts et qui ne serait plus unanime à résister aux dangereuses innovations dont le temps présent est prodigue.
Il suffira, pour l'éviter, de maintenir fermement en vigueur les clauses de sauvegarde inscrites dans le cahier des charges originel et le plan d'aménagement qui les a confirmées et adaptées, précisément, au temps, présent.

Il me reste à dire à qui et à quoi sont dues ces assurances.
A qui? En premier lieu au créateur du Vésinet, Alphonse Pallu, dont l'intuition géniale, en avance de cinquante ans sur son temps, ne sera jamais trop soulignée, à ceux qui, dès 1863 se sont associés à son entreprise avec une telle conviction qu'ils ont accepté d'en assurer collectivement la gestion jusqu'au moment où, en 1875, ceux d'entre eux à qui ils avaient confié la mission d'administrer le groupement des propriétaires troquèrent cette charge contre celle de conseillers municipaux de la commune, érigée à leur requête et à laquelle la Société Pallu & Cie fit libéralement don des voies de communication, rues et places qu'elle avait aménagées, des lacs, rivières et pelouses constituant le parc, de l'église et des terrains où devaient être construites la mairie et les écoles, tout cela avec la seule obligation contractuelle de conserver à tous ces aménagements leur destination d'intérêt commun et, en ce qui concerne ce qu'on désignerait aujourd'hui comme espaces verts, de les maintenir et entretenir en état, sans jamais en aliéner la moindre part, pour quelque motif que ce soit.
C'est à cette généreuse dotation, faite avec autant de clairvoyance que de désintéressement par les premiers adeptes de la manière de vivre qui nous est devenue familière, que nous devons la situation privilégiée qui est la nôtre dans une banlieue qui se dégrade d'année en année et dont les habitants, voués à l'entassement, sont privés chaque jour davantage d'air pur, de verdure et de fleurs, alors que les hommes et les enfants en ont d'autant plus besoin que la vie moderne les soumet à un régime épuisant.
Au même titre que les fondateurs, il me faut citer les municipalités qui se sont succédées à la mairie depuis l'érection du Vésinet en commune qui, toutes ont tenu à honneur de se considérer comme liées impérativement au contrat et qui, des servitudes judicieusement imposées par la Société Pallu aux acquéreurs de terrains à bâtir, et librement acceptées par ces derniers, ont fait le cahier des charges réglementant officiellement la construction, avant que n'intervienne par leurs soins, en 1937, le plan d'aménagement mis au point dans le même esprit et qui en reproduit les principales dispositions, compte tenu des quelques retouches devenues nécessaires.
Il me faut souligner en passant à quel point une telle unité de vues entre générations successives est exceptionnelle et méritoire. C'est à elle que les habitants actuels du Vésinet et ceux qui y résideront à l'avenir doivent et devront de pouvoir traduire le mot servitudes, qui figure dans les textes mais sonne mal à nos oreilles, par celui de garanties, beaucoup plus plaisant à entendre.[2]
Ces garanties, précieuses parce que rien ne saurait les remplacer, ce sont celles que nous valent le plan admirablement tracé qui fait du territoire communal dans son entier un parc naturel plein d'agrément et les prescriptions auxquelles ont librement adhéré, en pleine connaissance de cause, de 1863 à nos jours, tous ceux qui ont élu domicile au Vésinet. Le seul fait que le statut régissant notre commune a servi de base à d'innombrables contrats entre particuliers et autorités municipales, sous le couvert des lois, est une garantie supplémentaire appréciable puisque, si l'une ou l'autre de ses clauses n'était pas respectée, la partie lésée serait fondée à demander en justice réparation.

Pourtant, et ce sera là ma conclusion, l'attachement des habitants du Vésinet à une certaine manière de vivre vaut infiniment mieux que toute contrainte, mais, qu'ils le sachent bien, dans l'exacte mesure où, se reconnaissant privilégiés, ils prêteront attention à tout ce qui serait susceptible de troubler gravement un état de choses dont ils ont tant de raisons d'être satisfaits.

Œuvre de Fred Robida (1928)

exposée dans le salon d'accueil de la mairie (SHV)

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Frédéric Robida (1884-1978)

Marie Gabriel Frédéric Robida, né à Argenteuil, vécut près de 80 ans dans notre Commune dont il fut un des plus ardents défenseurs, notamment au sein du Syndicat d'Initiative et de Défense du Site.

Directeur général du Touring Club de France jusqu'en 1962, Fred Robida s'est constamment battu pour la sauvegarde de l'environnement; il a beaucoup agi pour la défense des sites dans toute la France et il n'a pas manqué de faire bénéficier de son expérience et de son crédit la ville du Vésinet. Il a notamment participé à l'élaboration du règlement d'urbanisme de 1937 avec MM. Schieffer et Jonemann. Pour lui, la protection du Vésinet et de ses espaces verts était primordiale.
Ses connaissances en matière de conservation des arbres et des forêts ont été précieuses pour notre ville.
Amoureux de la Nature, Fred Robida fut aussi un passionné d'histoire. C'est lui, qui a redécouvert l'auteur des plans du Vésinet, le comte de Choulot et permis de lui rendre l'hommage qu'il méritait
. Il habitait au 8 avenue des Courses.

 

Autres contributions de F. Robida dans nos pages :

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    Notes et sources:

    [1] Même s'il existe depuis le milieu des années 1920, le terme "vésigondin" n'a été popularisé qu'à partir de 1965 avec la publication du bulletin municipal. Fred Robida s'est interrogé sur son origine et le bien-fondé de son emploi.

    [2] Le mot servitude a un sens légal et sous-entend que si les résidents bénéficient de la protection induite par ces servitudes, ils sont aussi soumis à elles pour le respect de certaine règles.


Société d'Histoire du Vésinet, 2010- www.histoire-vesinet.org