La
Gazette des Beaux-Arts, février 1969 - repris dans le n°14 du Bulletin
municipal (décembre 1969)
Un « primitif » de
l'Urbanisme français
par Fred Robida Président Honoraire du Syndicat
d'initiative et de Défense du Site du Vésinet,
et ancien Directeur Général du Touring-Club de France
Nos contemporains ignorent encore, pour
la plupart, qu'il y eut dans notre pays, au milieu du XIXe siècle,
un primitif de l'urbanisme, tel qu'on comprend cet art aujourd'hui.
Il se trouve que l'oeuvre de ce précurseur m'a été connue, dès ma dixième
année, du seul fait de l'implantation, en 1894, de ma maison familiale
dans le cadre conçu par lui, en 1856, réalisé sous son impulsion et
qui, à peine altéré, s'offre encore aujourd'hui à l'admiration des
rares initiés comme un exemple et la plus convaincante des leçons de
choses.
Cette oeuvre, c'est le plan du parc résidentiel — on disait à l'origine "la
colonie" — du Vésinet (fig. 1), aux portes de Paris, création unique
en son genre, en France tout au moins, d'une équipe quasi-anonyme dont
il est presque impossible d'identifier exactement les membres en précisant
la part de chacun d'eux, équipe à laquelle il semble qu'on ne puisse
attribuer aucune autre réalisation du même ordre.
A toute oeuvre même collective, il faut pourtant une signature. Pour
la création du Vésinet, un nom, un seul, a reçu la consécration de l'histoire
celui d'Alphonse Pallu. Il
n'est pas douteux que ce soit à bon droit et qu'Alphonse Pallu a été,
tout à la fois l'instigateur, le négociateur, I'inspirateur. En fait,
il a, pendant vingt-cinq ans, agi ouvertement en tuteur responsable de
la communauté urbaine par lui fondée, et dotée — ce qui est un trait
de génie — d'un statut original. Il a pris en outre toutes dispositions
pour que ce statut lui surive.
Cet homme d'action, ce sage, qui était-il ? Un bourgeois de province
dans la force de l'âge, un peu juriste, plus encore industriel, ayant
la pratique des affaires intéressant la chose publique c'est ainsi que,
dirigeant à Pontgibaud une exploitation de fonderie et de mines, il était
devenu Maire de la ville et conseiller général du Puy-de-Dôme, fonctions
qu'il exerça jusqu'en 1852, date à laquelle il vint se fixer à Paris.
Avait-il, en quittant l'Auvergne, la préscience de l'extraordinaire aventure
dans laquelle, deux ans plus tard, il allait se lancer ?
Rien ne permet de l'affirmer. Toujours est-il qu'en 1854 il se voit chargé de
liquider les biens d'un banquier en faillite. Parmi ces biens, se trouvaient
un certain nombre de terrains boisés avoisinant les forêts de Saint-Germain-en-Laye
et de Marly et que l'empereur Napoléon III souhaitait réunir à ces forêts.
Qui eut alors l'idée de procéder à l'échange de ces terrains contre une
parcelle du domaine impérial occupant, au pied même de la célèbre terrasse,
mais sur la rive opposée du fleuve, le centre de la boucle que décrit
la Seine en cet endroit ? Sur ce point encore, on est réduit aux hypothèses.
Certains suggèrent — on ne prête qu'aux riches — que ce fut
le duc de Morny, alors député du Puy-de-Dôme et qui, à ce titre, devait
connaître l'ancien Maire et conseiller général de Pontgibaud. Le même
duc de Morny n'est-il pas le créateur de Deauville, qui vit le jour en
1860 ? Cette réalisation n'est pourtant en rien comparable à celle du
Vésinet. Il est certain par ailleurs que le demi-frère de l'empereur
fut l'un des premiers actionnaires de la société qu'allait constituer
Alphonse Pallu, dès l'échange réalisé. (On retrouvera son nom un peu
plus tard lorsque sera créé, au Vésinet, un hippodrome dont l'existence
fut plus éphémère que celle de Longchamp, créé en décembre 1856).
La forêt du Vésinet, au total 436 hectares clos de murs, était, depuis
François Ier, chasse royale. Henry IV y avait ouvert un éventail de voies
forestières qui existent encore. Elle avait en dernier lieu fait partie
de la dotation du comte d'Artois, le futur Charles X qui implanta, à sa
lisière Est, une faisanderie. L'emprise de cette faisanderie sur la forêt
fut, on ne sait pourquoi, exclue de l'ensemble des terrains faisant l'objet
de l'échange, ce qui ne fut pas sans dommage lorsqu'il s'agit d'inscrire,
dans les limites fixées par l'ancien bornage de la forêt, la cité résidentielle
imaginée par Alphonse Pallu. Autre source de difficultés : en 1793, le
territoire de la forêt, domaine royal, avait été partagé entre les communes
installées, de longue date, sur le pourtour : Montesson Chatou, Croissy
et Le Pecq. Bien qu'elle soit redevenue domaine impérial sous Napoléon
Ier, les limites territoriales qui divisaient la forêt n'avaient pas été supprimées
; de ce fait, quoique d'un seul tenant, les 436 hectares acquis par A.
Pallu relevaient administrativement — et fiscalement — de
ces quatre communes. Il fallut de longues années d'âpres discussions
et d'intrigues pour que cette situation soit redressée et que la cité nouvelle,
qui avait déjà sa personnalité distincte, obtienne son autonomie.
***
Avant d'examiner l'esprit et les caractéristiques
du plan d'aménagement du territoire dont l'unité, voulue, ne pouvait,
dans ces conditions qu'être précaire, il convient de noter quelques
dates.
La société ayant pour objet l'utilisation des terrains du Vésinet fut
fondée sous le nom de Société Pallu et Cie, le 24 mai 1856, dès que fut
acquis le principe de l'échange. Un senatus consulte daté des
24 et 25 juin 1857 avalise l'échange conclu entre la Sté Pallu et Cie
et le ministre de la Maison de l'Empereur, suivant acte passé devant
notaire le 20 novembre précédent. (Retenons, pour la petite histoire,
que la Sté Pallu dut acquitter une soulte de 74 francs 93 centimes et
que tous les actes notariés passés ultérieurement durent spécifier que
ce paiement avait été fait.)
Dès 1858 commence la vente des lots. C'est donc en moins de deux ans
que furent arrêtées dans leurs détails les dispositions essentielles
déterminant l'avenir des terrains dont la Sté Pallu et Cie était devenue
propriétaire incontestée. On aimerait pouvoir reconstituer, mois par
mois, documents d'archives en mains, ce que furent ces deux années de
travail intensif, dont l'aboutissement fut la création d'un centre résidentiel
d'un type absolument nouveau.
Qui eut le premier la claire vision de l'oeuvre à mener à bien? Qui eut
l'intuition des impératifs à satisfaire pour que l'avenir de ce centre
résidentiel soit assuré ? Ces questions, comme bien d'autres, resteront
sans doute sans réponse. Faute de quoi il nous faut bien admettre que
le mérite en revient à l'entreprenant Alphonse Pallu lui-même, qui ne
devait d'ailleurs, en aucune circonstance, décliner l'honneur d'avoir "fondé" Le
Vésinet, de lui avoir donné des lois et d'avoir veillé à ce que, le temps
passant, ces lois soient observées. Jamais, en fait, aucune voix ne s'est élevée
pour lui dénier ce titre à la reconnaissance des Vésigondins [1], jamais
paternité ne fut moins contestée. C'est bien à lui qu'est dû le "primitif" de
l'urbanisme, objet de la présente étude.
On cite, comme ayant oeuvré à ses côtés, un banquier, Ernest
André, dont le rôle est clair et un certain comte
de Choulot, amateur doué ou professionnel, qui aurait dessiné le
plan de la "colonie" et dont le nom figure, en tout petits
caractères, en marge des anciens plans connus. Il n'est fait mention
de son nom dans aucun document postérieur rien n'autorise à croire qu'il
eut à intervenir dans la mise en oeuvre de son projet. Il y a au Vésinet
une rue Ernest-André, il n'y a ni avenue, ni allée de Choulot. L'incertitude à son
sujet reste entière et, si ces lignes pouvaient provoquer à cet égard
quelques révélations, je serais le premier à m'en réjouir.
Mais, après tout, que les conceptions que traduit le plan d'aménagement
du Vésinet dussent être attribuées à I‘un ou à l'autre, le seul point
qu'il importe de noter, c'est leur nouveauté, pour l'époque tout au moins.
En quoi les idées directrices du plan anticipent-elles sur celles qui
ont plus ou moins prévalu en France depuis les lendemains de la première
Guerre mondiale, en quoi diffèrent-elles de celles qui conditionnent,
depuis la seconde, la création d'agglomérations nouvelles, voilà ce qui
doit, avant tout, retenir notre attention.
Soulignons tout d'abord qu'il ne s'agit pas, en l'espèce, au premier
chef, d'une création architecturale, avec l'unité de style qui en eût
résulté, mais bien — et mieux — de la projection sur le terrain
de vues originales portant sur la manière de vivre et les besoins matériels
et spirituels d'une fraction évoluée de la société bourgeoise du temps
autrement dit, d'une création d'urbanisme. Et cela au sens prope du terme,
l'urbanisme étant trop souvent confondu avec I‘architecture. Tracer un
cadre de vie convenant à ce que pouvaient souhaiter, pour leurs heures
de détente, des citadins aisés, voilà le programme défini par A. Pallu.
Le succès de l'opération dépendait donc d'une juste appréciation de la
psychologie et des goûts de la clientèle éventuelle. C'était, toutes
proportions gardées, en 1856, un problème semblable à celui qui se pose
aujourd'hui avec acuité quant à l'implantation l'aménagement et l'équipement
d'un terrain de camping devant accueillir, pour de courtes ou longues
vacances, des caravanes : quel que soit le modèle de celles-ci, il faut,
avant tout, leur ménager les voies d'accès, assurer leur bonne répartition
sur la surface disponible et procurer à leurs occupants, avec I‘agrément
du décor, le maximum de calme et de commodités.
Il faut croire qu'Alphonse Pallu eut l'intuition de ce qui plairait à ceux
qu'une publicité intelligente se proposait de séduire, puisque l'affaire
s'est révélée très vite excellente.
Mais quelle qu'ait été la qualité intrinsèque du plan et abstraction
faite des avantages assurés d'emblée aux acquéreurs des lots mis eu vente,
ce succès est dû en majeure partie au fait qu'entre la Sté Pallu et Cie
et les souscripteurs le lien était direct, sans que la moindre tierce
partie ait lieu de s'interposer. La libre possession du sol qui ne peut être
obtenue, de nos jours, en matière d'urbanisme, qu'au prix de difficiles
transactions financières et autres, la Sté Pallu en jouissait sans conteste
puisque, dans les limites de la vaste propriété qu'elle avait acquise,
elle pouvait, sans obstacle, user de son bien en père de famille, une
famille de jour en jour plus nombreuse. Quel urbaniste n'a rêvé d'être
ainsi libre d'organiser l'espace à son gré?
Le mérite de la Sté Pallu a été de ne pas profiter de sa pleine liberté d'action
dans le seul dessein de valoir au plus vite à son entreprise la confortable
rentabilité qu'elle était en droit d'en escompter, mais, tout au contraire,
pour s'affirmer maîtresse de réaliser, par étapes, la cité résidentielle
dont elle avait déterminé sagement les caractéristiques, en réservant à l'agrément
et aux usages collectifs, à ce qui devait donner à la cité nouvelle,
bien qu'elle fut sans passé [2] une âme, cette âme qui fait si cruellement
défaut dans la plupart des grands ensembles de création récente. Tout
s'est passé, en somme, comme si le bon bourgeois qu'était Alphonse Pallu
avait voulu procurer à sa propre maison de campagne un entourage adéquat
et l'équipement social, spirituel et pratique nécessaire. Encore en avance
sur ce point, Alphonse Pallu avait envisagé de faire du Vésinet une "ville écolière",
nous dirions une cité universitaire, un campus. Les étudiants devant être
reçus dans les familles. Ce n'est qu'en 1967 qu'un lycée a fait du rêve
de Pallu une approximative réalité. Pour mieux montrer ce que l'entreprise
d'Alphonse Pallu avait de personnel et de sentimental, il me suffira
de noter que la première tombe ouverte au cimetière du Vésinet fut celle
de la jeune fille qu'il perdit en 1860, qui se prénommait Marguerite,
ce qui valut en outre à l'église construite de 1862 à 1865 d'être placée
sous le vocable de Sainte-Marguerite.
***
Que ce refus de la spéculation et ce
souci de l'avenir promis, dans la pensée de ses promoteurs, à leur
entreprise aient été parfaitement conscients, on en trouvera la preuve
en prenant connaissance du "Cahier
des charges" autrement dit, de la charte fondamentale, qui
définitivement rédigée en 1863, régit encore, pour son bien, la cité résidentielle.
L'article I traite
des dispositions relatives aux voies de communication, routes, chemins,
allées, avenues et places dont la Sté Pallu, entièrement libre
de leur tracé, se réserve expressément la propriété, après avoir pris
en charge les dépenses de premier établissement correspondantes. Les
frais d'entretien étant assurés, en régie, par la société, chaque propriétaire étant
tenu de verser, pour sa part contributive, une somme égale à un centime
par mètre superficiel.
Il est précisé, à l'article
II, que MM. Pallu et Cie auront la faculté, tant que le statut administratif
de la colonie restera inchangé, de disposer à leur gré de la propriété des
voies de communication et que, tant qu'ils en demeureront propriétaires,
ils seront seuls juges de l'opportunité de provoquer l'érection du Vésinet
en commune.
L'article III est relatif
au service des eaux comportant, d'une part, la distribution privée donnant
lieu à une concession forfaitaire basée sur la contenance du terrain
et, d'autre part, la fourniture nécessaire à l'entretien à un niveau
constant des lacs et rivières cette dernière fourniture étant faite gratuitement.
La société disposait d'une usine élévatoire installée au bord de la Seine
et pompant les eaux d'une nappe souterraine. Comme les voies de communication,
les lacs et rivières étant la propriété de la société, celle-ci a seule
le droit d'en disposer et d'user des eaux qui y sont contenues ;
il est spécifié toutefois qu'elle sera tenue d'assurer le service des
eaux, publiques ou privées, jusqu'au jour où sera constituée une société spéciale à cet
effet. (On verra plus loin le rôle joué par cette société, dite Sté des
Terrains et des Eaux, constituée en 1921).
L'article IV, essentiel,
mérite d'être transcrit presque intégralement : "De vastes coulées
et pelouses destinées à transformer la forêt du Vésinet en un parc et à ménager
les vues pittoresques qui l'entourent, ont été et seront encore établies
successivement : MM. Pallu et Cie, tout en se réservant la propriété et
la libre disposition des terrains affectés à ces coulées et pelouses
s'interdisent d'y faire aucune construction, clôture ou plantation qui
aurait pour conséquence de faire obstacle au but qu'on s'est proposé en
les établissant, si ce n'est cependant les constructions destinées à l'habitation
des gardes ou à l'exploitation des coulées. D'un autre côté, il est bien
entendu que les acquéreurs ne pourront, sous aucun prétexte, s'immiscer
dans l'établissement de ces coulées et pelouses que MM. Pallu et Cie
se réservent d'établir quand et comme bon leur semblera, sans contracter,
vis-à-vis des acquéreurs, d'autres obligations que de conserver les coulées
et pelouses bordant les lots vendus, les acquéreurs ne pouvant se prévaloir,
pour exiger autre chose,— ni de l'état des lieux ni des indications contenues
aux plans".
Fig.
1 — La Colonie du Vésinet à vol d'oiseau. Document de propagande
diffusé en 1858, anticipant sur la réalisation du plan initial
signé de Choulot, 1856.
On distingue au premier plan, au centre,
l'enclave de la Faisanderie, à gauche celle de l'asile de convalescentes, à l'horizon,
la terrasse et le château de Saint-Germain.
Ce texte paraîtra peut-être à certains
friser la dictature, — mais n'oublions pas qu'à l'origine la dictature était
la suprême défense du bien public et qu'il s'agit bien, en l'espèce,
pour les fondateurs, d'assurer le respect de leurs intentions.
L'article V, très important
lui aussi, fixe les règles à suivre pour ce qui touche aux clôtures.
Il est stipulé que les acquéreurs ne pourront, pour la partie de leur
lot bordant les pelouses ou coulées, se clore autrement que par des haies
ou sauts-de-loup, des grilles et treillages de fer ou de bois posés à même
le sol ou sur murs d'appui de moins d'un mètre d'élévation, Dans la partie
des lots bordant les lacs et rivières aucune clôture ne sera autorisée,
si ce n'est des treillages légers de fil de fer destinés à éviter les
accidents (une berge de 0,50 m reste virtuellement la propriété de la
société, ce qui lui permet, à l'occasion, d'intervenir). Il ne saurait être
question de relever toutes les prescriptions de détail visant les clôtures,
quelle que soit la nature de la voie en bordure de laquelle elles sont établies;
notons seulement que, là où des murs sont autorisés, ces murs ne peuvent être
hauts de plus de 2,30 m ni se poursuivre sur une longueur continue de
plus de 10 m sans être interrompus par une baie d'au moins 4 m garnie
de grilles. Etant donné qu'il s'agissait le plus souvent, au début, de
très vastes propriétés, on se rend compte de l'intérêt primordial de
ces dispositions, il suffit de comparer l'effet obtenu dans des localités
voisines par de hauts murs bordant, sans la moindre brèche, sur les deux
côtés, des rues entières. L'article se termine ainsi "MM. Pallu
et Cie ou tout propriétaire dans Le Vésinet pourront exiger la démolition
de toutes clôtures et de tous murs faits en contravention des stipulations
qui précèdent..."
L'article VI règle,
dans le même esprit de protection du paysage, la construction des maisons,
en fonction de leur emplacement, en recul plus ou moins accentué de la
voie publique. C'est, avant la lettre, le principe du zonage, puisque
le plan décide le groupement, en des lieux déterminés et délimités, de
toutes les constructions, à usage public ou privé, devant permettre l'exercice
du commerce, des métiers et industries utiles aux besoins domestiques, à l'exclusion
formelle de toute exploitation d'usines, manufactures, carrières, qui
restent interdites sur l'ensemble du territoire, les pépiniéristes et
jardiniers fleuristes restant seuls admis à s'établir sur place (article
VII).
L'article VIII prévoit
l'édification d'une église, aux risques et périls de la société, chaque
acquéreur de terrain à bâtir étant toutefois tenu de payer, six années
durant, une contribution annuelle de un centime par mètre superficiel.
Il convient d'ajouter que cette église marque, elle aussi, une innovation
: elle est la première église construite en béton aggloméré, avec colonnettes
en fonte. Des chapelles absidiales y ont été ajoutées en 1898-1900; elles
sont décorées de fresques [plutôt des peintures sur toiles marouflées] dues au peintre Maurice Denis.
Je passe sur les questions concernant l'éclairage, le gardiennage, les
eaux ménagères, pour en venir à la clause visant le recours des propriétaires
vis-à-vis les uns des autres. "Tout propriétaire, est-il
indiqué à l'article XI, soit actuel, soit futur, étant "au droit
de MM. Pallu et Cie, aura, comme ces derniers, le droit d'exiger directement
de tout acquéreur l'exécution des conditions à lui imposées et auxquelles
il aura contrevenu".
Nous sommes donc bien, on le voit, en présence d'une charte, mais d'une
charte non pas "octroyée" par l'autorité souveraine, maîtresse
incontestée de la situation en tant que propriétaire des lieux, mais "délibérée" avec
la participation (déjà) de ceux qui, les premiers, en auraient le bénéfice,
les acquéreurs de terrains. Cette charte fit du Vésinet, jusqu'à son érection
en commune, une entité indépendante, se gouvernant elle-même suivant
ses propres lois et dont l'élément dirigeant fut, dès 1867, composé de
membres élus par leurs pairs, la Commission de l'Union des propriétaires,
comportant, en raison de l'appartenance légale des habitants aux trois
communes du Pecq, de Chatou et de Croissy, trois sous-commissions.
Les quelques centaines de résidents que comptait Le Vésinet à la veille
de la guerre de 1870, plus d'un millier déjà en 1875, n'étaient donc,
en tant que tels, ni des assujettis, ni des électeurs mais, en quelque
sorte, des syndiqués ou des coopérateurs constituant une société civile,
discutant de son budget; ils confiaient la gestion de la cité à leurs
délégués, sans intervention d'une quelconque autorité extérieure, à cela
près que, suivant le lieu où s'élevait sa maison, chacun d'eux était
inscrit, comme contribuable et comme électeur, sur les rôles d'une des
communes voisines. Celles-ci, qui bénéficiaient ainsi d'un apport financier
d'autant moins négligeable que les charges correspondantes étaient assumées
par la Sté Pallu, devaient, lorsqu'il fut question de sanctionner les
résultats acquis par l'érection du Vésinet en commune, s'opposer par
tous les moyens à cette décision, enregistrée officiellement au printemps
de 1875. Cette opposition interdisant tout accord amiable, eut pour effet
de maintenir la nouvelle commune dans les limites strictes des terrains
dont la Sté Pallu était devenue propriétaire, alors que, on s'en rend
mieux compte de jour en jour, certaines rectifications de frontières
eussent été souhaitables.
Si le plan particulier du Vésinet s'était inscrit, dès l'origine, dans
un plan régional étendu à la boucle de la Seine, combien s'en pourrait-on
réjouir aujourd'hui!
Quoiqu'il en soit à cet égard, A. Pallu, en acceptant l'émancipation
de la jeune cité qu'il avait mise au monde ne renonçait nullement à exercer
l'autorité de tutelle qui lui revenait de droit. Ayant prévu cette évolution,
il fit en sorte que le changement de régime ne remette en question ni
les principes ayant présidé à la création du parc résidentiel, ni les
garanties assurées aux acquéreurs de terrains présents ou futurs. Passant
la main à la commune du Vésinet, la Sté Pallu et Cie allait le faire
dans des conditions témoignant de la largeur de vues dont elle n'avait
cessé de faire preuve. Ces conditions font l'objet d'un contrat passé devant
notaire le 11 février 1876 et intitulé Acte
d'abandonnement et d'acceptation — Malgré ce titre, il ne
s'agissait nullement, on va le voir, d'un abandon.
En sa qualité de gérant de la Sté Pallu et Cie et conformément à la délibération
de l'Assemblée générale des actionnaires l'y autorisant, le créateur
du Vésinet transmet gratuitement à la commune nouvellement constituée "la
propriété des voies de communication, routes, allées, sentiers, ponts,
passerelles, places ou marché, avec droit d'exploitation, coulées et
pelouses" prévues au plan d'aménagement, que la commune s'engage
expressément à ne jamais aliéner. (Cet engagement, notons-le à l'honneur
des municipalités qui se sont succédé à la mairie, a été, dans l'ensemble,
tenu). En outre, la Sté Pallu et Cie cède à titre gratuit ses droits
de propriété sur l'église et le presbytère, le terrain où seront édifiées
la mairie et les écoles et celui du cimetière, ne conservant que la propriété des
lacs et des rivières. Cette dernière clause est justifiée par le fait
que la société subsiste en tant que propriétaire des lots non vendus
et de l'usine élévatoire des eaux et prend la dénomination de Sté des
Terrains et Eaux du Vésinet. Cet organisme devait subir au cours des
années, au hasard des investissements financiers, de sérieuses mutations
qui eurent pour effet, sinon de rompre les liens d'étroite parenté qui
l'unissaient à la commune, du moins de les distendre et d'élargir son
rayon d'action la Sté des Eaux n'en a pas moins rendu, dans des formes
diverses, de grands services au Vésinet, où elle conserve son siège social
bien qu'elle s'intitule "Sté Lyonnaise des Eaux".
***
Nonobstant les précautions prises par
Alphonse Pallu, les aléas de la vie communale et l'évolution des moeurs
imposeront aux défenseurs [3] du parc résidentiel une vigilance constante
d'autant plus nécessaire que le statut du Vésinet rompt avec tous les
errements législatifs et administratifs et fait de l'ancienne chasse
royale un îlot battu de toutes parts par la marée montante de l'urbanisation
anarchique. Heureusement, l'existence et le caractère exceptionnel
de cet îlot sont presque ignorés "pour vivre heureux vivons cachés".
En vertu de cet adage, Le Vésinet, n'étant connu que de ses résidents
et de leurs amis, a poursuivi de longues années durant le développement
harmonieux qu'avait voulu et structuré Alphonse Pallu qui fut, et c'était
justice, le premier maire de la commune qui lui devait la vie.
Pourtant, à cette sécurité relative allaient graduellement succéder les
pires inquiétudes. II fallait aviser et, pour cela, mettre en oeuvre
les différents processus administratifs paraissant de nature à confirmer
les dispositions du cahier des charges initial. Soixante-quinze ans après
qu'Alphonse Pallu eût donné l'exemple, l'ère des plans d'aménagement,
d'embellissement et d'extension était venue en France et la loi en prescrivait
ou en permettait l'établissement. Il ne fallut que quelques mois pour
que fût reconnu d'utilité publique, par décret du 29 juillet 1937, le
plan d'aménagement de 1856 tandis qu'un règlement des servitudes, document
de droit administratif, confirmait les prescriptions du cahier des charges,
dont on s'était borné à moderniser le vocabulaire. D'autre part, mettant à profit
les dispositions de la loi du 2 mai 1930 assurant la protection des monuments
naturels et des sites, Le Vésinet avait, dès 1934, obtenu le classement
ou l'inscription à l'inventaire des sites "dont la conservation
présente un intérêt général", de l'ensemble des éléments pittoresques
qu'il doit à la sollicitude éclairée d'Alphonse Pallu.
Est-ce à dire qu'au Vésinet tout soit désormais pour le mieux dans le
meilleur des mondes et que ses résidents peuvent se laisser vivre, sans
souci, en cultivant, non seulement leur jardin privé, mais aussi le parc
public, lequel est aussi celui de leurs proches voisins? Assurément,
non. A l'heure où les "espaces verts" qui valurent à la banlieue
parisienne son agrément et sa réputation — n'est-elle pas le lieu de
naissance de l'impressionnisme? — s'amenuisent, cédant la place à de "grands
ensembles", sans valeur esthétique le plus souvent, Le Vésinet ne
peut plus se flatter d'être une terra incognita défendue par son
isolement ; ses frontières sont menacées, faute d'avoir été couvertes à distance
par une zone de protection. Si l'on veut bien considérer que le plan
de 1856 est un véritable — et vénérable — monument historique,
ne serait-il pas logique de faire jouer à son bénéfice la clause de la
loi sur les monuments historiques qui prescrit qu'un périmètre de protection
de 500 m leur assurera un environnement convenable? Après tout, lorsque
la forêt du Vésinet était encore soumise au code forestier, toute construction était
interdite à ses abords à moins de 500 m de la lisière. J'ai de longue
date défendu cette thèse qu'à défaut de pouvoir réclamer l'application
de cette ancienne règle, il faudrait lui trouver un équivalent. Il s'agissait
alors d'éviter tout vagabondage du gibier hors des limites de la forêt,
au préjudice des habitants du voisinage. Actuellement, la situation est
retournée et ce sont les hôtes de la forêt, autrement dit les habitants
du Vésinet, qui réclament protection contre tout voisinage indésirable
qu'au moins leur territoire soit intangible, et cela, non pas tant pour
maintenir en faveur des habitants du Vésinet un privilège à quoi ils
ont tant de raison de tenir, que pour sauvegarder, au profit de tout
un secteur de banlieue sursaturé d'H.L.M., un lieu de détente irremplaçable.
Mais aussi, et surtout, pour mettre en pleine valeur une réalisation
d'urbanisme exemplaire, propre à inspirer, mutatis mutandis, les
constructeurs de villes nouvelles.
1.
Qui a décidé de désigner les habitants du Vésinet sous le nom
de Vésigondins alors que, lorsque le nom du lieu s'inscrit
pour la première fois dans l'histoire, en latin, au VIIIe siècle,
c'est sous la forme "vesinolium" [sic], lieu voisin ? Encore une énigme à résoudre.
2.
Il importe peu aux actuels habitants du lieu de savoir que
le territoire du Vésinet fut, au VIIIe siècle, une dépendance
de l'abbaye normande de Saint-Wandrille.
3.
Au premier rang de ces défenseurs, il n'est que juste de citer
le Syndicat d'Initiative et de Défense du Site, l'Association
pour la sauvegarde du Vésinet et le Syndicat des propriétaires conjuguant sans cesse leur action avec celle des responsables
officiels.
Société d'Histoire du
Vésinet, 2007 - www.histoire-vesinet.org