Florence Breton - Le Monde, 7 janvier 1976.[1]

Le Vésinet, vert, frais et calme...

« On va, s'exclamait Delphine de Girardin, à une rapidité effrayante. » Le chemin de fer — c'est lui dont il s'agit — va être un atout majeur dans le développement du Vésinet. La première ligne française, inaugurée le 28 août 1837, couvre en trente minutes les 19 km séparant Le Pecq de Saint-Lazare, alors que la diligence mettait deux heures. Aujourd'hui, le R.E.R. gagne seulement dix minutes sur la locomotive.
Cette liaison rapide va permettre à un idéaliste, Alphonse Pallu, de construire la première cité-jardin d'Europe réservée à une « colonie » bourgeoise. Un village de villas dans un ensemble cohérent d'espaces verts collectifs.
1856 : un échange de terrains appartenant à Henri Place, un banquier en difficulté, est à l'origine de la naissance du Vésinet. Quatre cent trente-six hectares tout couverts de forêt et de garenne — la moitié de la superficie du bois de Boulogne —- sont repris par un groupe de créanciers et deviennent la propriété d'une société privée qu'administre Alphonse Pallu. Cet industriel auvergnat, ancien Maire de Pontgibaud (Puy-de-Dôme), s'est déjà distingué dans sa commune, où il a construit des bâtiments et fondé des écoles.
Pour réaliser sa « colonie » verte, Pallu s'entoure de deux hommes, le comte de Choulot, qui, lors de son émigration outre-Manche, a été conquis par les jardins anglais, et l'architecte paysagiste Olive. Les bois du Vésinet, logés dans une boucle de la Seine, ont autrefois servi de parterre naturel au château de Saint-Germain, qui les domine. Face au domaine royal, Henri IV a ouvert une percée — le tapis vert de l'actuelie avenue Médéric — et tracé un rond-point en étoile, devenu la place de la République.
Pallu, Choulot et Olive vont respecter le site, mais ils se refusent à trancher dans le vif d'autres axes rectilignes. Leur plan-masse est souple : un réseau de routes sinueuses qui relient les ronds-points. Il totalisera 70 km. Au coeur du lotissement, Choulot réalise sa grande idée : des « coulées » de verdure, vastes prairies ouvertes à l'intérieur des bois.

Il n'y a pas de parc sans eau, si l'on en juge par le bois de Boulogne, dont l'aménagement a commencé en 1852. Au Vésinet, on creuse les anciennes mares royales où le gibier venait boire. Une nappe souterraine est captée, une usine hydraulique construite en bordure de Seine. Cinq lacs s'étagent à des niveaux différents.
Le projet a démarré en 1857. Dès l'année suivante, on procède aux premières ventes. Les parcelles varient entre 1.000 et 5.000 m². Le prix du mètre oscille entre 0,50 frs et 1,50 frs, mais il doublera vite. Sur les 2.000 lots prévus à l'origine, 924 parcelles trouvent acquéreurs en quelques mois et 116 maisons sont construites. En plus de la verdure et du site, les promoteurs offrent à tout propriétaire ou locataire le parcours gratuit en chemin de fer pendant... trois ans.


Le Vésinet - Les Ibis en hiver (1976)

Pallu l'idéaliste est un précurseur de l'urbanisme. Les clauses du cahier des charges, publié en 1863, sont sévères et d'une surprenante actualité. « Toute construction devra être dirigée par un architecte. Aucune habitation ne pourra s'élever à moins de 10 m de pelouses et coulées. Les perspectives devront être respectées. » Ce n'est pas tout. Le caractère résidentiel du Vésinet sera strictement préservé : « Aucune usine, manufacture, four à chaux, ou à plâtre, briqueterie ou sablière, ne peut s'y établir. » Des zones précises sont affectées aux activités commerciales. Une exception à la règle : les pépiniéristes, jardiniers et fleuristes peuvent s'installer partout. 
En 1867, est créée l'Union des propriétaires, une commission de dix-huit membres chargée de représenter les intérêts collectifs des habitants pour toutes les questions d'intérêt général. Huit ans plus tard, Le Vésinet est érigé en commune. Son Maire est tout désigné : ce sera Alphonse Pallu.

 
Le Vésinet - Ombres et lumière d'automne (1975)

Le Vésinet connaît un grand succès et ne compte plus ses Vésigondins célèbres. Parmi les musiciens, les peintres et les poètes, citons Georges Bizet et Gabriel Fauré, qui y louent une maison pour l'été, Maurice de Vlaminck, à qui sa grand-mère raconte que « deux sales Prussiens » venaient manger leur soupe dans son jardin, et le fils d'une Polonaise qui boit beaucoup de rhum dans très peu de thé ; ce jeune homme s'appelle Guillaume Apollinaire.
Un élégant habite le « Palais rose », copie du Grand Trianon, qui existe toujours à l'angle de l'allée des Fêtes. C'est Robert de Montesquiou, « ganté de blanc, coiffé de gris, vêtu de parme, fleuri d'hortensia », tel que le décrit Jean Cocteau. La maison d'un philosophe est bien plus modeste : celle où Alain demeura de 1917 à 1951 voit passer les trains.
Le Vésinet, qui vit naître Jean-Louis Barrault et où Julien Green eut la tristesse de perdre sa mère, se souvient-il d'une ombre furtive qui, entre 1940 et 1942, descendait dans un pied-à-terre, 22, route de la Borde ? L'ombre s'appelait Léopold Trepper, chef de l'Orchestre rouge.

Un siècle après sa création, la cité-jardin a su résister à la pression de l'urbanisation environnante. Les trois cinquièmes de son territoire sont inscrits à l'inventaire des sites, et 150 hectares de forêts ont été conservés intacts. Les commerces restent cantonnés dans des îlots bien définis. Les hauteurs des immeubles ont été limitées à quatre étages et, pour éviter le morcellement des parcelles, le nouveau P.O.S. a fixé des superficies minima qui varient selon les secteurs.
Aux portes de Paris, Le Vésinet, vert, frais et calme, où tous les enfants roulent à bicyclette, est une promenade différente et agréable. Pas de statues dans ce grand parc, mais de vastes prairies rythmées de bouquets d'arbres et de bancs de bois bien assis face aux perspectives. Si, le dimanche après-midi, l'île des Ibis est le bois de Boulogne du Vésinet, les environs du lac de Croissy, l'avenue de la Prise-d'Eau, qui relie le lac de la Station à l'île du Rêve, restent solitaires. S'écartant de la route, traversant les pelouses successives, pénétrant sous les arbres, le sentier suit la rivière, coupée ici et là d'une pincée d'éboulis qui provoquent des cascades.
Les villes à la campagne, cela existe...

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    [1] Article reproduit dans le Bulletin municipal n°34 de mars 1976. Les illustrations additionnelles sont tirées de bulletins municipaux de l'époque.


Société d'Histoire du Vésinet, 2015 - www.histoire-vesinet.org