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Au temps des villégiatures

La villégiature [1]

Cette fois, ça y est. Paris est tout entier hors Paris. La villégiature a repris sa proie annuelle. Elle ne la rendra que le jour où ...

... De la dépouille de nos bois
L'automne aura jonché la terre,
Le rossignol sera sans voix
Et le bocage sans mystère !

Ce besoin d'émigrer, la chaleur venue fût-ce à quelques portées de fusil de l'enceinte fortifiée, est devenu tellement tyrannique, que, s'ils vivaient encore, Auber et Hoqueplan, ces Parisiens endurcis, ces rurophobes dont le Point-du-Jour fut les Colonnes d'Hercule, en devraient eux-mêmes subir la contagion.
Ils auraient du moins la ressource de faire ce que fit feu Patin, l'illustre helléniste. Feu Patin avait pour le ruisseau de la rue du Bac la même tendresse que Mme de Staël. Or, un jour, il lui fallut lâcher Sophocle pour Théocrite. Les médecins le condamnèrent à six mois de campagne forcée. II s'exécuta, car c'était une question vitale. Mais, réduisant la peine au minimum, il s'établit dans un coin de la banlieue parisienne, d'où il pût, par les temps clairs, distinguer les tours Notre-Dame, et fit abattre les arbres, sous prétexte qu'ils gênaient la vue.
Il y avait alors plus d'Auber, de Roqueplan et de Patin qu'on ne se l'imagine. Et le jardinet sur la fenêtre suffisait aux besoins agrestes de la majorité des Parisiens. Depuis, l'hygiène a, dans les préoccupations de la vie, une plus large place. On l'a codifiée, et « la campagne » en est un des articles fondamentaux. En sorte que ce qui, jadis, était l'exception, est aujourd'hui la règle.
On aurait tort de tourner en ridicule le goût effréné des Marseillais pour la bastide ou pour le mas. Le Boulevard, à ce point de vue, rendrait des points à la Canebière. A cela près qu'ici la bastide et le mas, ces jolis noms aux parfums d'idylle, sont décorés du nom prétentieux de villas ; toute la différence. Et pourtant la Provence est plus près que nous de l'Italie.

Côté route

Côté Jardin


Maison de Campagne type
par M. Anthony Agnès, ingénieur-architecte,
Construite en de nombreux exemplaires au Vésinet, autour de 1880.

En savoir plus...

Et je ne parle pas de la grande villégiature, de celle qui, chaque année, à la même époque, le carnaval printanier fini, emporte les heureux de ce monde, les élus du sort, vers la mer, les eaux, les bois ou la montagne. Celle-ci ne date pas d'hier ; elle existe depuis qu'il y a sous le ciel des privilégiés à qui la fortune fait d'opulents loisirs. Je parle de la villégiature suburbaine, de celle qui s'impose, comme une détente nécessaire, aux travailleurs de toute condition. Celle-là, ceux de ma génération l'ont vue naître ; ils ont vu surgir, un à un, des solitudes ambiantes, dont les Sylvains étaient jadis les hôtes uniques, cette myriade de petits Edens qui font à la grand'ville comme une ceinture rayonnante et fleurie.

Cette efflorescence, pour ainsi dire spontanée, est la résultante des préoccupations hygiéniques dont je parlais tout à l'heure. Paris est aussi funeste au Parisien laborieux que la mine aux mineurs. Il faut au Parisien, par ce temps de surmenage, des échappées quotidiennes hors de la fournaise où se surchauffent son intelligence et son cerveau, comme au mineur hors du puits où se dessèchent ses entrailles. Mais il ne faut pas que ces échappées soient trop lointaines pour pouvoir, à l'heure dite, comme c'est le destin, se replonger dans la fournaise ou dans le puits. D'où la prédilection des artistes, des gens de lettres et aussi des gens de finance, pour la gare Saint-Lazare qui répond, mieux qu'aucune autre, à cette condition essentielle de la proximité ; et la popularité des lignes de Saint-Germain et de Versailles entre toutes les lignes qui rayonnent de ce point central à la circonférence de la banlieue parisienne.
Nous allons, si vous le voulez bien, égrener les diverses stations de la première, comme les grains d'un chapelet.
...

Chatou. Station très mondaine. La toilette est de rigueur. Le marché, deux fois par semaine, est comme une succursale de l'ancien Longchamps. On y décrète la mode. Ces dames y font des effets de taille à la Léoty. Le glacier Geninasca, le soir, a des flamboiements de café Riche. A citer parmi les colons parisiens de marque : Mme Judic, Ernest Blum, Raoul Toché, Paul Bourdon, Théobald Chartran, Victor Roger, Talazac, etc.

Le Vésinet. La terre promise des duels. Fréquenté par les gens tranquilles. Côté des hommes MM. Jules Prével, Alfred Delilia, Marsick, Henry Bauer, etc.; côté des dames Mmes Righetti, Dinelli, Blanche Donadio, P. Ivanoff, Céleste Mogador, qui donne dans sa villa des matinées artistiques. C'est là que, l'an dernier, Albin Valabrègue et Maurice Ordonneau commirent Durand et Durand, et que Chivot met la dernière main à son Surcouf. [2]

Le Pecq [3]. Même signe particulier. Le roi de la station, c'est le commandant Hériot, directeur des Magasins du Louvre. Habitation splendide. Écuries modèles, en marbre s'il vous plaît, où il n'y a pas moins de vingt bêtes de sang. Futaies princières. Le commandant peut se livrer pendant des heures à son goût pour l'équitation sans sortir de son domaine, au milieu duquel est enclavée la jolie villa pompéienne de Mme Stoltz.

Durant la saison des villégiatures de 1881, le journal parisien le Gaulois consacra, sur un ton souvent sarcastique, une chronique à ce sujet. Parmi les articles publiés, deux étaient entièrement consacrés au Vésinet. De larges extraits sont reproduits ci-dessous.

Courses au Vésinet [4]

Hier matin, j'ai rencontré sur le pont de Chatou un fourgon dont les flancs portaient cette inscription "Scossa, Limonadier-Glacier". Sur son passage, les propriétaires des villas, Cottages, chalets, vide-bouteilles, cages à lapins et autres séjours de plaisance qui ponctuent la route de Saint-Germain, manifestaient une évidente satisfaction. D'aucuns le saluaient du geste et du sourire. Quelques-uns murmuraient, en se frottant les mains : Il y a courses au Vésinet. Enfin, nous allons voir, ce soir, un peu de monde de Paris.ticket de pesage (Coll. Ghestem)
Notez que ceux qui parlent ainsi sont pour la plupart des Parisiens parisiennants, emménagés extra-muros depuis les premières feuilles à peine, destinés à y vivre une saison de trois mois, et venus à la campagne, comme dit l'épître à Lamoignon, pour fuir les chagrins de la ville, parmi lesquels ils affectent de placer en ligne principale le commerce de ses habitants.
Notez encore qu'ils se rendent deux ou trois fois par semaine au boulevard pour leurs affaires ou leurs plaisirs, et qu'il y en a qui font le voyage quotidien pour siéger, de midi à quatre heures, derrière leur comptoir ou devant leur bureau.
C'est égal à Nanterre ou à Colombes, ils s'imaginent être à cent lieues de la rue Vivienne, du café Cardinal, de la Bourse et de l'Opéra ! Pour un peu, ils se croiraient exilés chez les Scythes, comme Ovide ! Et quand le passage de la voiture de Scossa, qui fournit le buffet des courses, leur annonce une réunion à Maisons ou au Vésinet, monsieur s'empresse de quitter son saute-en-barque et ses sabots ; madame dépouille prestement son chapeau de paille et son peignoir, et tous les deux répètent avec l'ivresse du matelot qui, naufragé dans une île déserte, aperçoit au large la voile d'un brick sauveur "Enfin, nous allons voir un peu de monde de Paris !!!"

L'hippodrome du Vésinet est aux grandes réunions de Longchamps, de la Marche et de Chantilly ce que sont Jeanne Granier à la Krauss, les modestes cigares de trois sous aux purs Regalias de la Havane et l'oie aux marrons de Prudhomme à la dinde truffée de Lucullus. Très pittoresque, d'ailleurs, avec son cadre de verdure emprunté aux derniers massifs de l'ancien bois, son petit cours d'eau en zigzag et son pont chinois, si chinois, qu'on le dirait fabriqué par la mère Moreau. Mais très désagréable, par exemple, eu égard aux estropiés, aux mendiants et aux joueurs de turlutaines et de guimbardes, qui font de ses abords une véritable Cour des Miracles. Pour le reste, une vraie petite fête de famille.
Et, sans danger, la mère y conduira sa fille. Là, en effet, point de belles dames de haut parage étalant les outrances de la mode de demain ; point de demi-mondaines en renom ; point de gentlemen des grands cercles, ni de propriétaires des grandes écuries. Point de lunchs ni de flirtations. Point de paris vertigineux, de gains inouïs, de pertes cruelles.
Et si, par hasard, vous y entendez un bon jeune homme crier, pour qu'on l'entende "Je viens de perdre –ou de gagner– cinquante louis avec Albatros ou Laura" tenez pour certain que chacun de ces louis-là vaut, au maximum, sa jolie pièce de 3 francs.

Il est une heure et demie. Il fait soleil. Le ciel d'un bleu clair se pommèle de nuagillons argentés.
Les voitures commencent à arriver, filant sur la surface plane de l'avenue de Chatou. Peu d'équipages de maîtres. Encore moins de four in hand, de breaks, d'attelages en poste et de calèches en daumont. Toute sorte de locatis : fiacres, victorias, coupés de remise, tapissières. Beaucoup de tape-cul, quelques paniers. Une seule femme conduisant elle-même. Pas un claquement de fouet, pas un tintamarre de grelots, pas un juron de postillon.
Sur les pelouses, dans les tribunes, dans l'enceinte du pesage, des messieurs sans prétention, dont un bon nombre fume la pipe. Des sportsmen ? non des sportiers.
Des bookmakers tripotent leur petite affaire en bons enfants, sans tapage et sans gants ; les correspondants des journaux ; un ou deux officiers de la garnison de Saint-Germain ; pas une physionomie connue sur laquelle on puisse appliquer un nom. Une demi-douzaine de "belles-petites" de pacotille des toilettes de demi-caractère, recouvertes de cache-poussière, d'ulsters, de mac-farlane, de redingotes russes ; ces dames sont venues pour agioter, et non pour plaire. Par-ci, par-là, une plume rouge ou bleue, sur un chapeau, jette une note vive sur ce fond de couleurs funèbres. On dirait que les trois quarts de ces sportswomen portent le deuil de leur jeunesse et de leur beauté.

J'ai dit qu'au Vésinet les choses se passent à la papa !
Les chevaux partent quand il leur convient et arrivent quand il plaît à Dieu. On ne les chicane point là-dessus. J'y ai vu un départ durer une demi-heure. "Ça y est-il? – Non, ça n'y est pas? – Eh bien alors, recommençons !"
C'est cependant, au Vésinet, que le jockey Kins s'est cassé les reins, l'an passé. Ah ! ce fut une glorieuse journée pour le pays. Une affaire, alors ? Une grosse. Songez que, jusqu'à ce moment, cet hippodrome était demeuré vierge de toute mort d'homme, et que des gens mal intentionnés allaient répandant le bruit que l'on n'y pouvait percevoir aucune émotion agréable !
Les quatre courses d'aujourd'hui ont été heureusement dépourvues de tout incident de ce genre. Sir Bevys vous en donne plus loin le résultat. Pour moi, j'ai eu beau m'accrocher une carte à la boutonnière, je n'ai absolument rien compris à ces divertissements hippiques, à l'argot anglais qu'on y parle et au système des paris. Ces gnomes habillés en glaces panachées et qu'on appelle des jockeys ne me présentent d'autre intérêt que celui d'être plus légers que Sarah Bernhardt, et un attelage de percherons tirant sur le collier pour aider un bloc de pierre à gravir la chaussée des Martyrs me cause de bien plus palpitantes sensations.

Sous Paris [5]

Septembre est en train d'usurper la réputation de mystificateur que Mai s'était acquise si légitimement.
Les poètes, déroutés par les caprices sibériens du « joli » mois de Mai qui, depuis quelques années, sont passés à l'état chronique, avaient tourné leurs rimes vers le « joli » mois de Septembre. Or, voilà qu'à son tour Septembre troque ses gazes légères contre un « manteau de vent, de froidure et de pluie! » Et ces pauvres rimeurs ne savent plus où donner de l'hémistiche.
Aussi, la villégiature suburbaine, si brillante dans cette saison préhivernale, entre en agonie. Depuis longtemps, les rossignols y étaient sans voix; bientôt les bocages y seront sans mystères ; et bientôt, seules...

... Les maraîchères désolées
Troubleront du bruit de leurs pas
Le silence de ses allées.

Il y a certains coins de la ceinture parisienne où des catastrophes imprévues, coïncidant avec la mauvaise humeur du thermomètre, viennent d'accentuer ce mouvement de désertion. Le Vésinet, par exemple, cette station heureuse et bénie entre toutes, est sous le coup de deux suicides accomplis dans des circonstances bien faites pour décourager les « villégiateurs » les plus féroces et les plus convaincus. Le premier de ces suicides est celui d'une jolie vache bretonne appartenant à Mlle Righetti. L'aimable danseuse de l'Académie de musique avait pour sa vache la même tendresse que la Mascotte pour ses moutons. Et elle le lui rendait bien, allez, la noble bête ! Tous les ans, pour lui marquer sa reconnaissance, elle mettait bas un veau dont on faisait des escalopes exquises. Cette année, après des couches fort laborieuses, le veau s'est éteint dans son premier beuglement et la pauvre mère, résolue à ne pas lui survivre, s'est empoisonnée en absorbant un toxique qu'une main imprudente, ou peut-être criminelle, avait oublié auprès de sa litière de douleur !
Le chagrin de Mlle Righetti ne se peut décrire. Et, fidèle aux traditions funéraires du bon vieux temps, elle a réuni hier quelques-unes de ses camarades, Mlles Pierson et Bianca, de la Comédie-Française, Vidal, de l'Opéra, Dupuis, des Italiens, et quelques gentilshommes de lettres, en un banquet jaculatoire, où l'on a vidé de nombreux flacons aux mânes de l'infortunée qui vient d'élever les mères bretonnes au niveau des mères romaines.
L'autre suicide est celui d'un garçonnet de quatorze ans, qui s'est tué par amour. Tué par amour, à quatorze ans ! On vit vite en ce dernier quart de siècle ! Ce n'était peut-être, à tout prendre, qu'un cas isolé, comme qui dirait sporadique ; mais les mères en possession de jeunes adultes, craignant que le mal ne tournât en épidémie, les ont en toute hâte éloignés de ces parages funestes.
Si vous joignez à cela le nouveau crime du Pecq, cette annexe du Vésinet, vous vous expliquerez comment la débandade s'est mise dans ce petit coin du Paradis. Il semble que les temps soient revenus où ce fragment de l'antique forêt d'Yveline était surnommé le bois de la trahison ; où, s'il faut en croire la légende, Ganelon, embusqué dans un de ses taillis, fit passer à Roland le goût du cor de chasse.
Et pourtant l'antique forêt, avec ses hailiers sombres, ses bouges redoutables, ses clairières sauvages, ses dômes verdoyants, ses ravins mystérieux et ses sentiers moussus, s'est évanouie, comme un décor de féerie au coup de sifflet du machiniste, pour faire place à des rues longues et droites, à des boulevards lumineux, à des esplanades carrossables, à un forum, à des marchés tirés au cordeau, bref à tout un Paris miniature, égayé ça et là des pelouses attifées à la mode du jour, des bouquets d'arbres façonnés dans le dernier goût et de parterres qu'on dirait sortir des magasins de Mme Avenel. Et bientôt, pour tirer l'épée à couvert avant de plumer les canards les duellistes « au premier sang » n'auront plus que les tribunes des courses, la grotte du lac et le dessous des ponts chinois ou rustiques. Ce qui ne les empêchera pas de dater l'inévitable procès-verbal des frontières de la Belgique ou de celles du Luxembourg.
Très Parisien, le Vésinet. Beaucoup d'artistes ayant déjà pignon sur... notoriété; quelques cocodettes sur le retour et nombre d'horizontales en vacances ou en disponibilité.
Dans la partie confinant à Croissy, près de l'orphelinat des Alsaciennes-Lorraines, on voit passer, emportée à travers les brumes du matin par l'attelage qu'elle conduit en coachwoman intrépide, la belle Blanche Righetti, déjà nommée ; de l'autre côté, c'est sa camarade Blanche Montaubry ; Claire Cordier, de l'Opéra-Comique, et sa sœur Thérèse, qui travaille chez Duprez ; Mlle Bonnet,du Palais-Royal ; Bianca Donadio, la cantatrice aux œufs d'or de Strakosh ; la comtesse de Chabrillan –Céleste Mogador– et son inséparable Mlle Fosca, qui, l'année dernière, avaient installé, villa Lionel, un Guignol et des matinées enfantines ; puis -côté des hommes- le financier Paniagua, le commandant Hériot, propriétaire de l'originale villa Stolz, le même qui vient de créer une école d'enfants de troupes dans son château de la Boissière, près Rambouillet ; le chanteur Neveu, qui vend des vins en gros ; Francès, du Vaudeville ; Marsick, Maurice Ordonneau, Chivot, qui se couche à huit heures du soir et qui, tous les matins, avant déjeuner, fait cinq ou six lieues en guise d'absinthe, etc.
Pour compléter sa physionomie parisienne, au Vésinet, l'écharpe municipale est portée -avec une belle prestance, ma foi! - par l'excellent papa Laurent, l'ancien restaurateur des Champs-Elysées, bien connu de tous ceux qui fréquentèrent les coulisses des Folies-Marigny et leurs petites actrices... pour souper. Ah ! dame, c'est que l'on gagne gros à débiter des truffes sous la serviette et des bisques hautes en piment à de jeunes personnes qui rêvent les diamants de Gabrielle Elluini et à de jeunes messieurs qui aspirent à un conseil judiciaire !
C'est égal, M. le maire du Vésinet doit rire parfois, sous sa moustache en brosse de com- mandant en retraite, alors qu'il procède à un mariage sérieux, lui qui en a vu tant d'autres, derrière la porte close, se conclure dans le mystère de ses cabinets particuliers !

 Au Vésinet [6]

Le bois du Vésinet Visiniolum fut une amorce de la forêt d'Yveline qui couvrait une grande partie de l'Ile-de-France. Le moyen âge le baptisa le Bois de la Trahison. [...]
La vieille forêt, avec ses halliers sombres, ses bouges redoutables, ses clairières sauvages, ses dômes verdoyants, ses ravins mystérieux et ses sentiers moussus, s'est évanouie, ainsi qu'un décor de féerie au coup de sifflet du machiniste, pour faire place à des rues longues et droites, à des boulevards lumineux, à des esplanades carrossables, à un forum, à des marchés tirés au cordeau; bref, à tout un Paris en raccourci, égayé, çà et là, de pelouses attifées à la mode du jour, de bouquets d'arbres façonnés dans le dernier goût et de parterres que l'on croirait sortir des magasins de Mme Prévost. Une mairie monumentale broche sur le tout, digne du square du Temple et des Arts-et-Métiers.
On rencontre bien encore, par intervalles, dans la partie du pays la plus éloignée de la gare, de la mairie et de l'église, de rares morceaux de terrain plantés de hautes futaies d'essences variées. Mais, tous les jours, l'on coupe ceux-ci et l'on défriche ceux-là pour bâtir des maisons de rapport...
Et, bientôt, pour tirer l'épée à couvert, avant de plumer les canards, les duellistes "au premier rang" n'auront plus que les tribunes des courses, la grotte du lac et les dessous des ponts rustiques ou chinois. Ce qui ne les empêchera pas de dater l'inévitable procès-verbal de la rencontre des frontières de la Belgique ou de celles du Luxembourg.
Le Vésinet a été fondé, vers 1860, et aménagé de la sorte par le sieur Alphonse Pallu, dont une des rues de cette ville naissante a reçu le nom, et qui en est resté maire presque jusqu'à sa mort, arrivée il y a quelques mois. Aujourd'hui, l'écharpe municipale y est portée – avec une belle prestance, ma foi – par l'excellent papa Laurent, l'ancien restaurateur des Champs-Elysées, bien connu de tous ceux qui ont fréquenté les coulisses des Folies-Marigny et leurs petites actrices pour souper.
Ah ! dame, c'est que l'on gagne gros à débiter des truffes sous la serviette et des bisques hautes en piments à de jeunes personnes qui rêvent des diamants de Gabrielle Elluini et à de jeunes messieurs qui aspirent à un conseil judiciaire !
C'est égal, M. le Maire du Vésinet doit rire parfois, sous sa moustache en brosse de commandant en retraite, alors qu'il procède à un mariage sérieux, lui qui en a vu d'autres, derrière la porte close, se conclure, en guise d'autel, sur le sopha de ses cabinets particuliers.
S'il vous advient d'interroger la marchande de journaux de la gare, une brave femme qui est moins dragon qu'elle n'en a l'air, elle vous répondra certainement : "Je vends approximativement cinquante Gaulois pour un Rappel." Ce chiffre vous donnera la note de la composition de l'endroit.
Beaucoup d'artistes, ayant déjà pignon sur notoriété ; des "cocodetes" sur le retour ; nombre de "belles petites" en vacances ou en disponibilité.
Dans la partie qui confine à Croissy et qui renferme l'Asile des Convalescentes et l'Orphelinat des Alsaciennes-Lorraines, vous verrez passer, emportée à travers les brumes du matin par l'attelage qu'elle conduit en coach-woman consommée, la belle Blanche Righetti, de l'Opéra, que notre collaborateur Triolet vous portraiturait l'autre jour.
De l'autre côté du chemin de fer, dans la rue de la Station, sur le perron de ce cottage encapuchonné de feuillage, voici Odette Reynold, avec sa taille de libellule et ses longs voiles noirs éplorés [7]. Par une fenêtre ouverte s'échappent des bruits de piano et des éclats de voix c'est le chanteur Neveu qui s'entraîne.
Et voilà la voiture qui attend au train de minuit Mlle Bianca, une brune, que l'on prétend peu ferrée en géographie. N'assure-t-on pas qu'elle place l'Arno dans l'Ariège ? 
Il y a, au Vésinet, à l'endroit peut-être où, le 23 juillet 1789, fut relevé, victime d'un meurtre ou résultat d'un suicide, le cadavre du banquier Pinet, il y a un charmant lac-cuvette dans lequel Suzanne Lagier aurait juste de quoi se débarbouiller. J'avise un des gardiens dudit : "Ce lac n'est pas profond, hein mon brave ?"
Le digne "fonctionnaire" me toise avec une orgueilleuse indignation : "Pas profond!... Pas profond!... Apprenez, Parisien, que nous y avons eu deux hommes noyés, pas plus tard que l'année dernière."

Les vacances en Août 14 [8]

Aux jours d'été, les diverses gares de la capitale présentent un aspect d'animation extraordinaire. Dès sept heures du matin, elles sont envahies par une foule effarée, bruyante et susceptible.
A examiner les gens qui vont prendre le chemin de fer, on ne doute pas qu'ils n'aient la persuasion d'accomplir un grand acte.
Hommes et femmes ont, d'ordinaire, revêtu des mines étranges, des chapeaux de paille surnaturels, des voiles gris ou verts qui effrayent les papillons, des pardessus trop légers pour être utiles et trop longs pour être commodes. Les domestiques, en tenue soignée, parlent familièrement à leurs maîtres plus négligés. Chacun porte des ustensiles bizarres, des faisceaux de parapluies, des malles cruellement sanglées, des roquets anéantis. Dans les coins de la salle d'attente, des enfants pesés en tas avec les sacs s'inquiètent et pleurent silencieusement. Il y en a qui se souviennent d'avoir été déjà égarés par leurs parents, tant le soin de prendre les tickets et de faire enregistrer les bagages est absorbant.
Cependant, cette ardeur pour quitter Paris a quelque chose de touchant. On s'intéresse à ces pauvres diables qui défilent, minés par la cuisine des restaurants, voûtés par le séjour autour des tables de tripot. On les approuve d'aller se retremper dans la nature, au bord des clairs ruisseaux qui coulent sans être stimulés par des coups de balai, dans la solitude et la splendeur des panoramas aquatiques et forestiers.
Mais, pour peu que l'on réfléchisse, l'illusion et la sympathie s'envolent.
D'abord, une notable partie de ces voyageurs fébriles qui s'agitent avec tant de furie matinale va simplement s'installer pour trois mois à Chatou, à Suresnes, à Saint-Maur, au Vésinet ou à Meudon. Ni la passion excusable du bien-être, ni celle des découvertes, ne conduisent dans de pareilles régions.
Là, s'étendent des rangées de maisons étroites et basses, construites sur les plans du système cellulaire ; autour d'elles, des jardins ensoleillés qui ne peuvent être utilisés que pour faire sécher le linge ou pour tirer des épreuves photographiques ; quelques étangs croupis où languissent des poissons aimantés. Pour faune, des lapins de choux, des poules et des chiens. Pour flore, des géraniums, des sureaux et des champignons vénéneux.
La banlieue, c'est Paris. Mais Paris sans égout, sans fruitiers, sans marchands de glace ni de cigarettes faites à la main.

    Sources et notes :

    [1] D'après La vie parisienne (28 juin 1887) par Parisis (Émile Blavet) ; chez P. Ollendorff, Paris, 1888.

    [2] Jules Prével, Albin Valabrègue et Maurice Ordonneau sont des librettistes à la mode. Alfred Delilia, lui aussi librettiste à ses heures, fut secrétaire général des Folies-Dramatiques et chroniqueur sous le pseudonyme d'Archimède.

    [3] Il s'agit de la Station du Pecq au Vésinet.

    [4] La Journée parisienne, chronique du Gaulois, 29 avril 1887.

    [5] ibid. 9 septembre 1884. L'article comporte quelques erreurs qui laissent penser qu'il n'a pas fait l'objet d'une préparation sérieuse: La Comtesse de Chabrillan n'habite plus la Villa Lionel mais le "Chalet des Fleurs, plus modeste, et Jean Laurent n'est plus maire depuis 1882. C'est en fait une reprise à peine retravaillée de la chronique de 1881 (voir note suivante).

    [6] ibid. 17 juillet 1881.

    [7] Allusion au deuil de sa soeur Zélie Reynold décédée en mai 1881 ; Odette Reynold était alors considérée comme une des plus jolies femmes de Paris.

    [8] Les Annales politiques et littéraires: extrait de l'article de Paul Hervieu, 2 août 1914.


Société d'Histoire du Vésinet, 2011-2015- www.histoire-vesinet.org